Un labyrinthe sous la terre

La neige se creusa, emprisonnant jusqu’à la prochaine pluie de flocons l’empreinte de la botte qui venait de l’aplatir, créant un parfait moulage. En parlant de flocon, l’un de ces spécimens fort appréciés par la vallée s’écrasa mollement sur le visage de l’Ombre. Il fondit à la tiédeur de ses joues et ne laissa de son passage qu’une goutte qui glissa lentement le long de la peau de porcelaine avant de tomber lamentablement au sol.
Quelle triste vie qu’avait eue cette petite gouttelette ! Condamnée à mourir dès sa rencontre avec la terre. Si elle avait eu des larmes, à cet instant, pour pleurer, Amber aurait peut-être fait une exception pour elle… Pourtant, elle se contenta de la suivre lentement de ses yeux couleur saphirs. Elle secoua la tête sitôt que l’eau eut fini sa course et se remit à avancer.

Débranchée… Ce mot revenait sans cesse dans son esprit depuis deux longues semaines. Deux semaines ? Il lui semblait pourtant que cela faisait des années qu’elle était devenue une créature désormais identique à celles qu’elle s’était jurée de détruire. Comment avait-on pu prendre la décision de la tuer ? Ceux qu’elle considérait comme sa famille, ses amis avaient laissé faire ça ? Elle grinça des dents, leur en voulant tout à coup.
Soupirant, elle s’arrêta et ferma les yeux. Pourquoi continuait-elle à vivre alors que, théoriquement, elle était morte ? Pourquoi était-elle une Ombre ? Une chose errante qui n’avait plus aucun but sinon celui de tuer les humains… Elle était pourtant humaine, il y a deux semaines seulement.
Elle se passa une main sur le visage pour chasser ses pensées, elle était morte et elle continuait de vivre… Elle ne pouvait même plus penser qu’elle était là parce qu’elle était tombée dans le coma. Non, elle était là parce que, lorsqu’elle avait été débranchée, elle était présente dans la vallée. Et, désormais, s’était « transformée » en Ombre.
Amber posa chacun de ses index sur ses tempes. Elle avait mal à la tête à chaque fois qu’elle essayait de comprendre le pourquoi du comment. Comme à son habitude, elle renonça et rouvrit les yeux.

La jeune fille remit correctement son manteau, l’air passablement ennuyé. Cette neige éternelle lui piquait les yeux lorsqu’un rayon de soleil ricochait sur son manteau blanc. Elle avait froid, elle aurait voulu s’en aller loin d’ici et retrouver sa ville, ses amis, sa famille… Mais elle était condamnée à présent. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était empêcher les autres d’accéder au bonheur qu’elle n’avait pas connu. Pourquoi aurait-il le droit de s’enfuir de la vallée alors qu’elle ne l e pouvait pas ? Ils resteraient emprisonnés ici…
Car Hollow Dream est une prison. Comment ne pas voir autrement cette vallée toute de neige vêtue ? Quand on y entrait, on était quasiment sûr de ne plus jamais pouvoir ressortir. Quelle tragique destinée !
Elle avait toujours pensé que, quand elle mourrait, elle cesserait tout simplement d’exister. Elle s’évaporerait dans les airs dans un petit « pof » et n’aurait plus aucune conscience. Il n’y aurait plus qu’une pierre tombale pour trahir son bref passage sur Terre… Juste un morceau de pierre sur lequel seraient gravés son nom, son prénom, sa date de naissance et celle de mort. Peut-être y rajouterait-on une photo et quelques fleurs. Peut-être que la pierre serait nettoyée. Elle n’en savait rien et, à vrai dire, elle s’en fichait un peu. Pour elle, quand on était mort, on était mort, point barre.
Elle n’aurait jamais imaginé qu’elle atterrirait ici, continuant d’exister malgré le fait qu’elle soit morte. C’était étrange. Étrange et amusant. Elle aurait aimé raconter à tous ceux qui avaient peur de la mort que cette vallée existait et que, s’ils tombaient dans le coma, peut-être pourraient-ils y accéder et continuer à vivre.
Mais à quel prix ? Les Bêtes tapies sous la neige les observaient tous. On ne pouvait jamais savoir quand est-ce qu’elle passerait à l’attaque. Elles se cachaient. Elles étaient intelligentes, qui plus est ! Tant qu’à faire venir des bêtes dans Hollow Dream, autant qu’elles soient intelligentes, non ? Si elles étaient comme les animaux du monde « réels », ce ne serait pas intéressant, n’est-ce pas ? Pour cette vallée pour le moins étrange, des bêtes que l’on pourrait qualifier de « communes » n’étaient pas les bienvenues.

Alors que ses réflexions la berçaient doucement, l’emportant dans son monde de rêverie, ses pas, eux, la conduisaient dans un endroit fait de boyaux tortueux, de galeries souterraines… Toutes ces petites choses qui font que l’on appelle habituellement cet endroit, une mine. Une ancienne mine, plutôt. Abandonnée depuis longtemps, le bois qui était censé soutenir la roche avait commencé à pourrir tout doucement.
Lorsque Amber se rendit compte de l’endroit où elle était, elle se demanda un instant comment, après être restée si longtemps inutilisée, cette mine tenait encore debout. La vague idée que des nains s’étaient chargés de l’entretenir lui effleura l’esprit, esquissant l’ombre d’un sourire sur son visage. Impression fugace qui se hâta de s’en aller aussi vite qu’elle était arrivée.
Après que l’idée saugrenue que des êtres minuscules se soient chargés d’entretenir l’endroit, Amber se rappela que celui-ci était situé non loin de l’endroit où les Bêtes avaient décidé d’établir domicile. Se faisant plus silencieuse et comme elle s’ennuyait depuis un moment déjà, elle entra dans la première galerie, gardant sa main à portée de son poignard. Tournant à droit, puis à gauche, puis encore à gauche et empruntant toute sorte de passage et laissant ses pas la guider, il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre compte qu’elle s’était perdue.
Elle aurait pu utiliser la transparence qu’elle avait désormais acquise pour sortir facilement, mais elle n’en avait ni l’envie, ni le savoir. Elle maîtrisait mal ce « pouvoir » et était terrorisée à l’idée de se retrouver coincée dans un mur si celui-ci était défaillant.
Elle se laissa tomber sur le sol et s’appuya contre le mur. Juste un moment, le temps de se reposer. Juste un moment.

[Libre.]

Un bruit retentit à ses oreilles. Un objet qui était probablement tombé au sol. Peut-être une pierre. La mine s’effondrait ? Elle haussa les épaules et repartit dans son monde, inconsciente de ce qui se passait autour d’elle. Ses yeux se voilèrent alors qu’elle tentait de se rappeler… Se rappeler sa vie d’avant, les choses qu’elle avait fait, celles qu’elle n’avait pas eues le temps de réaliser. Et surtout, elle essayait de se souvenir du printemps… La neige s’en allait, son manteau fondant sous les rayons du soleil. Ici, l’hiver était la seule saison à laquelle on avait le droit. Les trois autres avaient été délaissées, sans doute trop joyeuses pour la vallée.

Un mot parvint jusqu’à elle, transporté par l’air. Il avait vaguement résonné dans son esprit, mais elle décida d’y accorder un peu d’importance. « Bonjour. »… Il lui fallut un moment pour réaliser qu’elle avait fini par oublier jusqu’à la signification de ce mot. Intriguée, elle leva la tête vers la personne qui s’adressait à elle.
Qui ?
Qui avait parlé ? Ombre, chimère ou humain ? Autant de personnages différents… Comme une pièce de théâtre longtemps répétée dans laquelle « bonjour » avait sa place, comme tant d’autre chose. Elle se retint de ricaner.
Comparer la vie d’Hollow Dream à une pièce de théâtre avait quelque chose qui la faisait sourire. Les Bêtes tapies dans la neige allaient peut-être enlever leur déguisement si bien réaliser et les trois chefs de clan annonceraient en se tenant chacun bras dessus, bras dessous, que la pièce était à présent terminée et qu’ils remerciaient les personnes s’étant portées « volontaires ». Des applaudissements retentiraient et l’on se rendrait soudain compte de la pièce dans laquelle se tenaient les cartons peints de la main d’un artiste.

Que des bêtises !

Ce n’était qu’un rêve… Rien de plus… Le rêve que tout s’arrête et qu’elle reprenne sa vie d’avant. Elle soupira. Bah ! Tant qu’à rester condamner ici, autant se faire le plus d’amis (ou d’ennemis) possible, non ? Elle n’avait qu’à en profiter pour connaître du monde, des personnes qu’elle n’aurait jamais eu le loisir de rencontrer si elle n’était pas tombée dans le coma.
C’est sur ces dernières pensées qu’elle se tourna vers l’individu pour le détailler avant de décider si elle devait lui répondre ou pas.
Les cheveux noirs, assez longs, d’après ce qu’elle pouvait distinguer, elle n’arriva à discerner qu’une peau blanche et une espèce de marque rouge sur son front. Elle fronça les sourcils, intriguée par cette marquer avant de ré adopter l’expression faciale à laquelle son visage s’était habitué : être neutre et stoïque face à n’importe quelle situation.

« Bonjour. »

Horrible effort. Pas que cela lui aurait écorché la langue, mais elle n’aimait pas beaucoup parler… Surtout parler pour prononcer un mot sans conviction… Sans envie et surtout, sans qu’elle sache si cela la mènerait à quelque chose. Un début de conversation ou celui d’un combat. Voir même les deux. Certains combattants s’amusaient à parler tout en se tapant dessus, étrange et surtout ridicule du point de vue de la jeune Amber.
Elle se mordit la langue pour se retenir de dire n’importe quoi à quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, se contentant de l’observer d’un œil un peu vague, se posant toutes sortes de questions avant d'abandonner, sachant qu'elle n'obtiendrait, de toute façon, aucune réponse.