Piège [Réservé à Elhil]

"- Hey, les gars, dépêchez-vous, on va chasser aujourd'hui."

Lucie venait d'appeler trois jeunes hommes, fraîchement débarqués à Hollow Dream, comme toutes les semaines, elle les emmenait chasser du gibier, bien que le froid qui avait gagné la vallée semblait avoir fait fuir la plupart des animaux. Mais peut-être allaient-ils être chanceux et dégoter un cerf, peut-être même un sanglier avec un peu de chance... Les réserves entreposées au sous-sol de la bibliothèque ne seraient pas éternelle, et il fallait bien, un jour ou l'autre, renouveler les victuailles. Les nouvelles recrues se mirent en quête de leurs armes, qui traînaient quelque part. Mais ils mettaient plusieurs longues secondes, ce qui agaça leur professeur.

"- Allez, on a pas toute la journée!"

Lucie n'était pas de très bonne humeur ce jour-là. Elle qui d'habitude était pleine de joie de vivre, elle aujourd'hui était plus sèche dans ses propos. Personne n'aurait su dire pourquoi. En fait, le manque de ses proches se faisait grandement ressentir, surtout celui de Guillaume. Elle ne cessait d'espérer de le revoir un jour, mais au final, elle n'était même pas sûre qu'il ait survécu à l'effondrement de la boîte de nuit. Mais elle préféra chasser cette idée de sa tête et fit signe à ses élèves de la suivre. Le petit groupe sortit de la bâtisse et se dirigea vers la forêt.

Avant, la châsse était presque une partie de plaisir. Les petits groupes marchaient lentement dans la forêt, ramenaient quelques bêtes et rentraient tranquillement au refuge en riant. Quelques fois ils croisaient une créature, mais celle-ci ne faisait généralement pas le poids face au nombre d'humains face à elle. Avec la venue du froid, Lucie s'était réellement rendu compte de la négligence des humains, qui pensaient encore qu'ils étaient très prudents. Désormais, on évitait le plus possible de sortir, en tout cas on se débrouillait pour rester le moins longtemps possible en contact avec la neige. Une véritable paranoïa s'était installée au sein des habitants de la vallée, et il était très difficile, voir impossible de ne pas y céder. Lucie avait beau se dire que cette psychose était inutile, elle-même n'était pas du tout rassurée lorsqu'elle s'aventurait dehors.

Elle fut alors tirée de ces pensées par l'un des nouveaux venus qui l'interpella.

"- Qu'est-ce qu'y a? demanda la jeune femme
- T'entends?"

L'étudiante tendit l'oreille et écouta attentivement si il y avait un bruit notable dans les environs. Et effectivement, elle entendit quelque chose, le bruit de quelque chose, ou quelqu'un qui avançait dans la forêt. Un sanglier peut-être? Le sang de Lucie ne fit qu'un tour.

"- C'est sûrement un sanglier, on va lui tendre un piège!"

Elle sortit d'un sac qu'elle avait noué en bandoulière, un piège à loup en métal noir. Elle interpella une autre des recrues.

"- Ecoute, dit-elle en chuchotant, tu vas parler à voix haute pour l'attirer par ici. Ensuite tu te planques derrière un arbre. Dés que vous voyez le piège se refermer, vous foncez sur lui et vous l'achever, c'est compris?"

Les trois acquiescèrent d'un hochement de tête. Deux d'entre eux montèrent dans des arbres, tandis que Lucie se dissimula derrière un tronc. Le dernier commença alors à simuler une conversation avec une autre personne. Il était assez convaincant. Ce n'était pas la première fois que ces trois-là allaient chasser et elle savait qu'elle pouvait compter sur eux. Puis il entendit le sanglier se rapprocher. Il disparut derrière une souche morte et attendit patiemment que la bête tombe dans le piège. Lucie était confiante, d'autant plus qu'elle entendait distinctement l'animal avancer doucement vers eux...

[Voilà, je t'attends avec impatience Mwéhéhéhéhé! ]

[faudra pas dire à Elhil qu'il a une démarche de sanglier, tu pourrais le vexer *morte de rire*]


Elhil contemplait pensivement ses mains.
Elles étaient blêmes, froides, avec cette texture étrange qu'aurait un gant de satin sur une peau de pierre. La seule chose qui les différenciait des mains d'un mort, c'était les tremblements nerveux qui les agitaient de temps à autre.
Adossé au tronc d'un arbre, l'Ombre continuait de fixer rêveusement ses mains légèrement élevées tout en essayant de s'imposer une respiration plus calme. Des nuages éthérés se formaient régulièrement devant ses lèvres entrouvertes, indiquant clairement un souffle erratique.
Un rien l'épuisait, ces derniers temps.

Il avait quitté le Manoir il y avait quelques heures déjà, à la recherche de nourriture. La prudence accrue des humains, et la présence des Bêtes étaient loin de faciliter la tâche la plus vitale des Ombres.
Cela faisait trois semaines qu'il restait dans ce même état anémique. L'arrivée de l'hiver, avec sa traînée de causes et de conséquences, avait drainé progressivement toute sa modeste vitalité, autant physique que morale.
Sa blessure au dos était toujours présente, sous la forme de trois fines stries claires; il pouvait encore en sentir le léger relief en passant sa main au bas de sa colonne. Sa guérison avait été lente, mais ce n'était pas de ça dont il souffrait le plus…

Les paupières d'Elhil s'abattirent sur ses yeux ternes, dans une tentative pour se défendre de ses propres pensées. Vaine, bien sûr…
Vincent.
Comment ce simple prénom pouvait lui donner envie de sourire et de pleurer à la fois? Depuis l'arrivée de la neige, la destruction partielle du Manoir et de toutes les petites catastrophes qui s'ensuivirent, le Français ne lui avait pas parlé; et en somme, ils n'avaient pas passés beaucoup de temps ensemble. Elhil avait accusé le coup en passant la majeure partie de son temps à l'extérieur –ce qui contribuait à son épuisement- malgré l'omniprésence des Bêtes, à errer à la recherche d'humains. Il n'en voulait pas vraiment à Vincent, contrairement à ce que lui sifflait le Corbeau. Non… ce n'était pas par bouderie qu'il s'isolait. C'était juste…trop difficile à expliquer. Il le faisait, point.
Les instants qu'il passait au Manoir se partageaient entre de longues et profondes siestes dans le dortoir et des somnolences auprès de la cheminée. Il dormait beaucoup plus que d'ordinaire. Le froid, sans doute…

Elhil se décala du tronc contre lequel il s'était adossé, déglutissant avec difficulté. Il resserra contre lui sa longue veste ourlée de fourrure –il était encore heureux qu'il soit mort convenablement vêtu…- et reprit sa marche lente et hésitante sous les bois morts de la forêt. La neige craquait sous ses pas. Il ne songeait même pas à se rendre plus silencieux; ses réserves d'énergie étaient ridiculement faibles, et il préférait en garder un minimum en cas de très mauvaise rencontre. Mais il doutait très honnêtement que cela suffise à lui sauver la mise.

Puis il entendit des voix. L'Indien stoppa sa marche, prêtant l'oreille sans trop y croire. Des humains…?
Ils semblaient être plusieurs, enfin…au moins deux. Il aurait été plus chanceux de tomber sur un promeneur solitaire, mais c'était probablement un couple de chasseurs en quête de gibier.
La faim était trop prenante. Même s'il n'arrivait à arracher que quelques lambeaux de peur, ça en vaudrait le coup. Du moins, il s'évertuait à s'en convaincre.


Il s'approcha lentement de la source de ces voix, ne se doutant pas une seule seconde qu'il allait tomber comme une fleur dans un piège d'une audacieuse simplicité.
Lorsqu'il sortit du couvert ombrageux des arbres, Elhil dû subitement s'appuyer au tronc qui se trouvait à sa droite immédiate, pris d'un fugace vertige qui n'avait plus rien n'inhabituel pour lui. L'ombre blonde, haletante et l'esprit engourdi, balaya rapidement du regard les environs. Tout était vraisemblablement silencieux, et il ne voyait aucun humain. Cependant, les traces de pas dans la neige, un peu plus loin, indiquaient bien qu'ils étaient passés par là. Sans doute venaient-ils du village…mais il n'observa pas plus attentivement les traces balafrant l'immaculé manteau de neige, et s'avança d'une démarche incertaine en terrain découvert.

Un pas. Un violent claquement métallique.
Un éclair rouge déchira la vision d'Elhil. Douleur. Son propre hurlement l'étonna, alors qu'il s'offrait l'incongrue perspective agrandie du ciel gris perle d'Hollow Dream. Il tombait. La chute lui parut lente, mais il finit par heurter durement le sol neigeux. Il avait été déstabilisé par la surprise et le poids qui broyait sa jambe droite. Etendu sur le côté, en appui précaire sur un coude, il chassa laborieusement les étoiles qui dansaient dans ses yeux, l'abrutissant dans sa cuisante douleur, pour regarder sa jambe. Il détourna son regard derechef.
Une mâchoire d'acier venait de se refermer sur sa jambe, à mi-chemin entre son mollet et sa cheville. Sa botte noire était déchirée, laissant transparaître le métal enfoncé dans sa peau rougie par le sang sombre qui s'écoulait déjà de la blessure. Ce n'était vraiment pas beau à voir.

Il devait essayer de se libérer. Elhil ferma les yeux et puisa dans ses maigres forces pour tenter de rendre sa jambe intangible. Sa peau, sa chair, ses os, tout parut se dissiper lentement…puis redevint soudainement matériel.
Un second cri de douleur s'éleva dans l'air glacé. Le corps fin de l'ancien chanteur se tordit comme sous l'effet d'une violence décharge électrique. Une de ses mains se crispa sur la neige, puis il redevint silencieux.


L'Ombre tremblait comme une feuille, le visage tant incliné qu'il était impossible de le voir derrière le rideau blond de sa chevelure.
Avec les Bêtes qui rôdait dans toute la Vallée, avec les Chimères pressées de se trouver des défouloirs, il fallait qu'il tombe dans le piège du moins inquiétant ennemi qu'il ait: les humains. Elhil aurait bien rit de sa propre bêtise s'il n'avait pas aussi mal.
Il entendit des pas précipités, quelques éclats de voix qu'il ne chercha même pas à comprendre, puis sentit distinctement l'embout froid d'un canon de fusil se poser sur sa tempe.
Cette fois, il entendit bien une voix masculine volontiers incrédule s'élever au-dessus de lui:

"Une Ombre...?!"

[Bah quoi, il a du faire quelques excès pendant les fêtes XD]

Un pas. Puis un autre. Encore un. Le craquement de la neige sous les sabots de l'animal indiquait clairement que la bête arrivait, lentement, mais sûrement. Pauvre animal idiot, il ne pouvait pas voir venir le piège qui lui était destiné. Lucie pensait déjà à la joie des autres résistants lorsqu'ils verraient toute cette viande pour alimenter le cellier. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, plus le sanglier avançait, plus le jeune femme doutait que ce soit réellement un sanglier. Elle avait chassé de nombreuses fois, et savait tout de même différencier un animal d'un autre. Et elle trouvait que ce sanglier marchait trop légèrement. il y avait un clair manque de lourdeur dans sa démarche.

*Mais si ce n'est pas un sanglier, c'est...*

Elle eut pour réponse un cri déchirant. Le sang de Lucie se glaça.

*Un humain?!*

Elle jaillit du tronc derrière elle s'était dissimulée et vit alors un jeune homme blond, la peau pâle, la jambe prise dans la piège.

-Une ombre?

Lucie s'attendait à tout sauf ça. Un de ses élèves avait braqué le canon de son fusil sur la créature. Il baissa le chien, et posa son doigt sur la détente.

-STOP!

L'humain cessa immédiatement son mouvement et se tourna vers la jeune femme.

-Qu'est-ce que t'as dit? demanda-t-il
-Je t'ai dit d'arrêter. T'es bouché?

Elle pouvait voir dans le regard du jeune homme son étonnement. Elle se fit la réflexion que ce n'était pas non plus une réaction naturelle pour un humain normalement constitué vivant à Hollow Dream.

-Tu veux buter ce type? reprit-elle, Tu veux l'exécuter, comme ça, comme un moins que rien? Comme une vulgaire bête?

L'incompréhension se fit de plus en plus sentir parmi les jeunes chasseurs. Même Lucie ne comprenait pas pourquoi elle avait ce comportement. Certes, elle n'était pas friande de tueries, mais tout de même, c'était une ombre, un ennemi, un monstre sadique qui torture ses victimes jusqu'à la mort...

-Mais il n'aurait pas hésité une seconde lui! lança l'humain qui tenait toujours son fusil pointé sur l'ombre.
-Justement, tu veux te rabaisser à son niveau? Toi aussi, tu veux agir comme eux?

Elle avait marqué un point et le doute s'empara du chasseur. Son regard devint vitré quelques secondes, puis il s'adressa soudainement à ceux qui l'entourait:

-Hey, j'ai une idée!

Lucie lui jeta un regard perplexe.

-Et si on s'amusait un peu avec lui? Lucie a raison, on va pas faire comme eux! On va bien s'occuper de lui et quand on en aura fini, il pourra retourner voir tous ses petits potes et leur dire qu'on rigole pas avec les humains!

Le visage de la jeune fille se figea en une expression d'effroi.

-Quoi?! Mais tu te fous de moi?! Comment peux-tu dire des trucs pareils? On n'est pas des monstres! C'est inutile de s'attaquer à lui, il est venu ici par hasard!
-Mais qu'est-ce que t'as bordel, tu sais combien d'entre nous il a décimé?
-Sûrement beaucoup, mais ce n'est pas une raison! On ferait mieux de se méfier de ces choses qui rôdent plutôt que des ombres!
-Oh, et puis j'en ai marre, tu me feras pas changer d'avis!

Il commença alors à rouer l'ombre de coups, sans vraiment regarder où est-ce qu'il le frappait, ni si ses poings et ses pieds le touchait vraiment. Il fut trés vite rejoint par les autres chasseurs qui prirent trés vite goût à ce jeu malsain.

-Mais arrêtez!

Lucie était dépassée par les évènements. Tout se passait si vite, elle ne semblait pas comprendre ce qui se passait.

-Arrêtez!

Mais ils ne l'entendaient déjà plus. Elle hésitait. Devait-elle intervenir? Non, qu'auraient pensé les autres, au refuge? Mais c'était tellement injuste de faire souffrir quelqu'un si gratuitement, sans aucune raison réellement valable. Peut-être qu'il avait tué d'autres humains, mais elle ne pouvait pas admettre qu'on traite quelqu'un de la sorte, en le traînant plus bas que terre, en lui ôtant sa dignité, en l'humiliant comme ça. Le ruer de coups, c'était devenir une ombre soi-même, sans s'en rendre compte. Mais plus les humains frappaient, plus Lucie se disait qu'elle devait intervenir.

-ARRETEZ!

C'en était trop, il fallait que cela cesse. Elle dégaina une de ses épées de sa garde et envoya un monumental coup de manche dans la figure de l'un des jeunes hommes qui tomba sur le sol, le bas du visage sanguinolent. Elle fit tomber un autre chasseur parterre en lui faisant une béquille. Le dernier s'arrêta net quand il vit Lucie frapper ceux qui étaient dans son camp.

-CASSEZ-VOUS! HORS DE MA VUE!

La colère lui nouait la gorge, mais elle avait hurlé le plus fort qu'elle pouvait malgré cela. Elle n'eut d'ailleurs pas besoin de le répéter une seconde fois. Mais avant de s'en aller, l'humain qui avait mit l'Ombre en joue quelque minutes plus tôt se tourna vers la jeune humaine.

-Je me demande comment Mary va prendre ça...
-VA TE FAIRE FOUTRE!

Puis il disparut parmi les arbres nus de cette forêt maudite. Elle se tourna alors vers la créature piégée. Elle envoya un coup sec et puissant d'épée, qui fit se briser la tenaille. Le piège libéra la jambe du jeune blond.

-Ne me demande pas pourquoi j'ai fais ça, c'était pas pour te sauver...

[PS: Désolé pour le temps de réponse :S]

Un piège. Ce mot s'extirpa difficilement du marasme troublé de ses pensées pour le gifler de toute sa cruelle évidence. Un piège qui ne lui était même pas destiné, vu l'étonnement que son apparition avait suscité chez les humains…Et maintenant, ce canon pointé sur lui indiquait clairement qu'il était dans les ennuis jusqu'au cou.
Confusément, entre la morsure de ces mâchoires d'acier sur sa jambe et cet étau abrutissant dressé autour de son esprit comme pour limiter sa perception –déjà conséquente- de sa douleur, il parvint à générer quelques pensées à peu près cohérentes. D'abord, terrifiante, l'idée qu'il pourrait mourir dans les secondes suivantes. Là, dans la neige déjà rougie par le lourd sang sombre qui s'écoulait de sa plaie. Là, abattu comme un renard dont la seule utilité serait de disparaître à jamais des forêts qu'il hantait. Ses pensées s'effilochèrent. Combien de temps faudrait-il pour qu'on remarque son absence au Manoir? Qu'on s'en "inquiète"? Et Vincent…?
Le Corbeau ricana, fou de joie de figurer à Elhil un chef des Ombres indifférent à son sort, baissant vers lui ce regard étrange qui était le sien depuis l'arrivée de l'hiver. Lointain, amer…peut-être involontairement blessant.
Un haut-le-cœur fit tressaillir le torse de l'Indien toujours couché à même le sol. Cet oiseau de malheur qui nichait dans sa tête prenait un vorace plaisir à plonger son bec dans son âme sanguinolente, fouiller sa chair à vif pour le faire souffrir plus cruellement encore que ce piège confectionné par les humains.
Mais non…
Cette négation à peine murmurée avait sa place dans ce chaos qu'était devenu Elhil. Il ne pouvait pas mourir, ainsi. Pas comme ça! …Pas si éloigné de Vincent.
Et pourtant, le cliquetis d'une arme dont on lève le cran de sécurité sonna aux oreilles de l'ancien chanteur comme une réplique moqueuse à sa folle conviction.

STOP!

Même Elhil parut se figer soudainement sous l'éclat de voix féminin qui s'éleva alors dans les bois dévorés par la neige.
Son corps endoloris n'esquissa pas le moindre mouvement, comme s'il était déjà mort. Ses yeux rivés sur la neige lui étaient aussi brûlants que des morceaux de charbon. Ses paupières s'abaissèrent, et il suivit maladroitement le rapide échange de paroles entre les humains au-dessus de lui.
Pour une raison qui lui échappait, la jeune femme qui venait de crier s'opposait à son exécution. Il en venait même à partager l'incrédulité et l'incompréhension des trois hommes du groupe de chasseurs, n'osant même pas espérer voir dans cette intervention un espoir de sursis. C'était impossible: ils avaient une Ombre sous la main –et tous savaient qu'il était assez difficile d'en capturer une…- et ne se gênerait pas pour s'en débarrasser aussitôt. Ce serait une menace en moins.
La conversation –dispute?- entre les humains prit alors un fâcheux tournant.

-Hey, j'ai une idée!

Oh oh.

-Et si on s'amusait un peu avec lui? Lucie a raison, on va pas faire comme eux! On va bien s'occuper de lui et quand on en aura fini, il pourra retourner voir tous ses petits potes et leur dire qu'on rigole pas avec les humains!

Un frisson parvint à se frayer un chemin le long de la colonne de l'Ombre, mais il était encore heureux qu'aucun des chasseurs n'ait eut l'idée de le regarder à cet instant, étant trop occupés à se jauger les uns les autres pour estimer qui d'entre eux était le plus fou.
Contre toute attente, Elhil réentendit la voix de la jeune femme désapprouver l'idée de son coéquipier avec véhémence. S'il avait été en meilleur état physique et mental, il aurait volontiers affiché une mine surprise devant l'apparition de cette singulière avocate.
Mais la situation se dégrada encore, et à peine eut-il compris la réplique cinglante de l'humain au fusil qu'un coup de pied le cueillit en plein ventre. Sa bouche s'ouvrit, mais rien de plus qu'un hoquet étranglé ne s'éleva, et son seul réflexe fut de porter une main à son estomac tout en se recroquevillant maladroitement sur lui-même. Mais d'autres coups s'étaient mis à pleuvoir sur lui, les deux autres chasseurs s'adonnant à la même distraction que leur vindicatif compagnon.
Elhil criait à peine. Pourtant les bottes poudrées de blanc s'écrasaient sur sa jambe meurtrie, s'abattaient sur son dos, son torse et son autre main qu'il avait eut le malheur de ne pas ramener contre lui. La neige volait autour de lui, et ses cris restaient désespérément coincés dans sa gorge, sinon à peine audibles. Quelque chose de chaud, brûlant même, coulait en abondance sur ses joues glacées. Il avait mal, et cette douleur physique étroitement mêlée d'un abattement moral vrillait son corps fragile d'ombre privée de ses pouvoirs.
C'était cette fille qui criait pour lui. Il ne comprenait définitivement pas les motivations de l'humaine; et tout cela lui laissait une impression étrange. Non, il ne comprenait vraiment pas pourquoi elle élevait la voix aussi durement contre ses amis, pourquoi soudainement le tintement d'une épée sortie de son fourreau se faisait entendre, presque aussitôt suivit d'un craquement et d'un cri de douleur. Il ne comprenait pas pourquoi il ne sentait plus aucun nouveau coup.
Elhil battit lentement des cils, comme s'il venait de se réveiller, et esquissa un vague mouvement de tête. Sa chevelure éparse l'empêchait de distinguer clairement ce qu'il se passait, et il présentait d'un autre mouvement de tête plus vif lui serait aussi inutile que douloureux. Il se contenta de prêter l'oreille aux bruits de chute et aux éclats de voix indignés des humains, sans compter les vociférations colériques de la seule femme du groupe, pour deviner ce qui se passait.

A peine quelques instants plus tard, ils n'étaient plus que deux dans cette partie des bois. L'épée s'abattit sur le piège pour en briser l'étau dans un claquement métallique. Le corps de l'ancien chanteur se tendit un bref instant lorsque les dents d'acier desserrèrent leur morsure de sa chair, mais excepté ce frémissement nerveux, il n'esquissa pas le moindre autre mouvement.

"Ne me demande pas pourquoi j'ai fais ça, c'était pas pour te sauver..."

Elhil ne répondit pas immédiatement. La voix de la jeune humaine flottait comme un écho dans son esprit, alors qu'il ressassait ses paroles comme pour mieux les comprendre. Si ce n'était pas pour le sauver, alors pourquoi s'être interposée? Elle aurait bien pu les laisser le battre à mort ou l'abattre d'une balle bien placée; cela n'aurait été l'affaire que d'une poignée de secondes, tout au plus. Pourquoi? Quelle belle question…elle revenait si souvent dans ses pensées, et pourtant il ne trouvait que rarement ses réponses.
Maintenant, il était sauf. Il n'était pas mort. Pas encore. Pas cette fois…
Malgré la profonde incohérence de son sursis accordé, Elhil était soulagé. Si sa volonté propre était naturellement incapable de lui sauver la vie, elle restait ancrée dans son cœur. Il ne voulait plus disparaître, plus maintenant qu'il avait Vincent. Qu'il était, malgré tout, aimé de quelqu'un…

Alors...

"Merci…quand même..."

Sa voix n'était qu'un faible murmure, mais il espérait qu'elle l'avait entendu. Parce qu'il était sincèrement reconnaissant.

Une fois de plus, Elhil se retrouvait à contempler ses mains. Ou plutôt la seule qu'il avait eut la patience de glisser jusque dans son champ de vision déjà occulté par les fibres éthérées de sa chevelure. Ses doigts tremblaient, plus encore lorsqu'il essayait de leur imposer l'immobilité, sa peau était blême de froid et il ne pouvait même pas dire quand les lunules fragiles de ses ongles s'étaient aussi mises à saigner. Il essaya de refermer délicatement son poing, mais ses phalanges étaient désagréablement douloureuses depuis qu'elles avaient été piétinées par l'un des humains, et il renonça bien vite à son entreprise, laissant retomber sa main sur la neige.
Son autre bras était toujours plaqué contre son ventre, comme pour comprimer tout mouvement ou tressaillement, qui, à n'en pas douter, lui seraient tout sauf plaisant. Pourtant il lui faudrait bien bouger…l'optique d'un retour au Manoir manqua de peu de lui faire tourner de l'œil par anticipation. Dans son état actuel, il aurait mille fois l'occasion de mourir avant d'arriver en vue de son seul refuge.
Elhil inspira le plus doucement possible, chassant momentanément ses idées noires de son esprit, tandis que Lucie répliquait à son remerciement par un discours pour le moins décousu duquel l'ancien chanteur ne tira pas beaucoup de conclusion. Peut-être n'y avait-il tout simplement aucune, de toute façon…

L'Ombre blonde prit son courage à deux mains, et entreprit de se redresser au moins en position assise. Avec une lenteur qui trahissait sa crainte de titiller ses nouvelles ecchymoses, la mâchoire serrée, Elhil poussa sur ses bras et parvint au bout d'une bonne poignée de secondes à accomplir un mouvement que n'importe qui d'autre aurait exécuté en un battement de cils. Sa main gauche en appui sur le sol poudreux, et l'autre toujours solidement collée contre son estomac, Elhil resta un bref instant figé, se remettant silencieusement de la slave d'élancements et de brûlures induites par son redressement. Sa tête lui tournait plus fortement encore que d'habitude, mais il disait aussi qu'il était incroyablement chanceux de s'en tirer à son bon compte, et que ces… quelques désagréments physiques n'étaient qu'une leçon qu'il ferait mieux de retenir.
L'ancien chanteur ne remarqua qu'en levant légèrement ses yeux pers vers Lucie que celle-ci fouillait dans son sac, et eut le temps d'écarquiller les yeux devant le désinfectant et les bandages qu'elle en extirpa.
Si la jeune humaine était sidérée par le comportement de l'Ombre, et bien plus que jamais c'était un sentiment absolument réciproque.

-Ca risque de piquer...

…Et elle allait vraiment faire… ça?!

Elhil, à peine revenu de sa surprise, du puiser dans ses dernières ressources de stoïcisme pour ne pas laisser échapper un hoquet de douleur lorsque sa blessure fut généreusement baignée et brûlée par l'alcool médical de la traqueuse. Un long frisson se contenta de vriller l'intégralité de ses muscles courbaturés, mais il resta muré dans son mutisme tendu jusqu'à ce que Lucie ait achevé son bandage.
Il n'avait même pas cherché à l'en empêcher, trop occupé à se demander ce qu'il avait bien pu faire pour mériter un tel traitement. Son regard ne s'était pas détaché des mains de la jeune femme un seul instant. Cette aisance, cette habileté…Etait-elle médecin de son vivant, elle aussi? Même si physiquement elle ne semblait être son aînée que de quelques années, il était prêt à parier que oui.
Un sourire discret flotta à la commissure de ses lèvres, alors que son regard rêveusement posé sur la blessure bandée se ternissait sous un léger voile de mélancolie.
La jeune humaine le tira presque aussitôt de ses pensées. Il leva légèrement la tête, posant son regard sur celle qui venait de lui sauver la vie pour prendre le temps de l'observer. Son visage mutin était encadré d'une chevelure brune aux boucles frivoles, et il était désarçonné de voir autant de vie luire au fond de ses prunelles vertes. Il fallait dire qu'étant habitué à ne lire dans les regards de ses pairs que du tourment, de la mélancolie ou encore de la folie…le changement était brutal.

La question qu'elle venait de lui poser était intéressante, il devait l'avouer. Il était vrai qu'il était affamé, et il n'avait fait tout ce chemin que pour trouver une éventuelle proie. Mais s'en prendre à elle…?

L'ombre blonde esquissa un très léger sourire –à peine perceptible, mais bien là-, et secoua lentement la tête de gauche à droite. Non, il ne la "mangerait" pas. Il ne s'en sentait même pas la force, quand bien même l'aurait-il voulut.

"Tu…"

Elhil s'interrompit dans sa phrase courageusement amorcée, surpris par l'état de sa propre voix. Quoi de plus consternant pour un chanteur de sentir sa voix rauque et brisée? Il déglutit légèrement, planta son regard pers sur celui de la jeune humaine et reprit d'un ton bas et hésitant, bien qu'un brin amusé:

"Tu es bizarre."


[ ça commence bien, hein?]

"-Tu es bizarre."

Bizarre? Effectivement, c'était le mot. Lucie eut un sourire amusé. Elhil semblait trés loin de lui être hostile, et même si elle restait sur ses gardes, elle pouvait au moins se permettre ça.

"- Oui, j'imagine..."

Elle se laissa tomber sur une souche, à quelques pas du jeune homme.

"- Il faudra que tu refasse le pansement dans quelques heures. Si tu peux essaie de te faire des points de suture mais sinon, serre bien le bandage lorsque tu t'en referas un..."

N'importe quelle personne normale se serait arrêtée à ce stade, mais pas Lucie. Elle aimait le travail bien fait. Et même si c'était une ombre dont il était question , elle s'était déja trop investie pour bâcler son travail. Cependant, la jeune étudiante se demanda si elle avait fait le bon choix. Car même si elle ne passerait pas à la casserole cette fois-ci, le jeune homme devait bien finir par se nourrir. Elle savait bien que sauver la vie de cette ombre, c'était tuer indirectement des humains. Elle en était consciente, mais elle n'allait tout de même pas se débarasser de lui après tout ce qu'elle avait fait. Elle se tourna à nouveau vers lui.

"- Je suis désolée qu'ils t'aient fait ça... On châssait pour trouver de la nourriture... Et puis, je pense que tu te demandes pourquoi j'ai fait ça... Je ne sais pas si je pourrais te répondre..."

Elle baissa la tête.

"- Tu sais, je crois que je ne supporte plus cette guerre. On devrait s'unir contre ces bêtes, pas s'entretuer... J'ai participé à l'assaut du manoir et ce qui est arrivé là-bas dépasse toutes les plus horribles choses que j'ai plus voir. Et j'en ai vu des choses terribles, je faisais des études de médecine... C'était atroce... Je n'ai plus envie de voir de tels carnages. Je pense que ça explique peut-être mon geste, en partie du moins. Mais au fait, quel est ton nom?"

[Vopui, ça commence trés trés bien ^_^ Mwéhéhéhé! =P]

Elhil, d'aussi loin qu'il s'en souvienne, avait toujours cruellement manqué d'imagination pour meubler les conversations, et encore plus pour les amorcer. Son entrée en matière était ici pour le moins incongrue, mais il s'était vraiment sentit obligé de faire cette remarque. Et la jeune humaine sembla le prendre avec philosophie, car elle se laissa simplement tomber sur une souche d'arbre avec nonchalance après avoir lancé une brève réponse.

L'Indien l'écouta reprendre la parole, la fixant de ses yeux clairs, et un voile d'incrédulité s'étant résolument ancré sur ses traits. Points de sutures, bandages…Il croqua un vague sourire, sans piper mot, et inclina légèrement la tête. Il lui suffirait de se nourrir de suffisamment de peur pour que ses blessures se résorbent d'elles-mêmes…et puis il se voyait mal manipuler du matériel médical, ne serait-ce qu'un rouleau de gaze. Il n'était pas doué pour ça…
L'idée de demander l'aide de Vincent lui traversa l'esprit, mais il la chassa en même temps qu'un début de pincement au coeur. Non. Non, pour une foule de raisons plus stupides les unes que les autres, il n'irait pas.
Elhil ferma les yeux, luttant pour faire taire le Corbeau et ses éternels sarcasmes. Lorsqu'il parvint à remettre un minimum d'ordre dans ses pensées, il releva son regard vers la jeune femme, qui lui parlait à présent des Bêtes et de l'assaut du Manoir. L'ancien chanteur resta silencieux, laissant les paroles de l'humaine valser dans sa tête. Il nota en aparté que son soupçon était avéré: cette femme était bien médecin, ou plutôt l'avait été…mais les impressions qu'avait laissé à Lucie la bataille accaparait ses pensées actuelles. Carnages…
L'Ombre ne broncha pas, mais le souvenir fugace d'un bras dévoré par la glace tordit ses entrailles comme une main inquisitrice. Maintenant que les Bêtes étaient là, les Chimères et les Ombres connaissaient aussi la peur des traqués…une nouveauté particulièrement déplaisante.
Elhil contint un soupir de lassitude, qui lui aurait été plus douloureux qu'autre chose, et ramena délicatement ses mains contre son ventre. Aussi curieux que cela puisse paraître, il était d'accord avec la jeune chasseuse…il était fatigué de tout ça. Les affrontements, le changement brutal de rôle, ce froid, la mort, la peur, la distance de Vincent…un vicieux effet domino qui l'épuisait autant que le manque de nourriture. Il n'aspirait qu'à retrouver cette monotonie à laquelle l'automne l'avait habitué pendant sept ans…Si seulement…

"…Mais au fait, quel est ton nom?"

Un furtif voile de surprise passa sur le visage de l'ancien chanteur. Ses yeux pers se plantèrent dans ceux vert émeraude de la jeune humaine, et il resta ainsi à la dévisager pendant une poignée de secondes, déconcerté. Etait-ce du à son brusque changement de sujet, ou au fait même qu'elle lui demande de se présenter…? Difficile à dire. Cette humaine n'en finissait pas de le surprendre!
Le blond finit par répondre de sa voix précautionneusement lente et basse:

"E…je m'appelle Elhil…"

Il marqua une pause maladroite, se rendant compte qu'il avait totalement perdu "l'habitude" des entretiens oraux les plus élémentaires.

"Et toi…?"

"E…je m'appelle Elhil…"

Elhil. Quel joli nom. Ca sonnait bien. Et puis, c'était assez atypique. Lucie aimait bien.

"Et toi…?"

La jeune femme fut un peu surprise. Elle ne s'attendait pas à ce qu'Elhil lui réponde. Il fallait dire qu'il semblait assez taciturne de nature, et qu'elle n'allait sûrement pas avoir des discussions extraordinaires avec lui, bien qu'il lui semblait plein de surprises finalement...

"Moi c'est Lucie! Ravie de te connaître! Enfin, j'aurais préféré te rencontrer dans des conditions différentes. Quoique, dans d'autres conditions, nos rapports n'auraient sûrement pas été de ce genre... mais bon je parle pour ne rien dire!"

Elle laissa échapper un rire qui lui fit hausser les épaules de manière spasmodique, tout en hochant la tête de gauche à droite.

* Ahlala, ma p'tite Lucie, je crois que tu ne changeras jamais... Toujours à dire des trucs compliqués hein!*

Elle se leva et fit les cent pas dans la neige.

"Ca fait combien que t'es là?"

Elle se tourna vers le jeune homme blond et l'observa un peu plus en détail. Il devait être plus jeune qu'elle lorsqu'il était tombé dans le coma. Ses longs cheveux blonds ondulaient délicatement au gré du vent glacial. Ses yeux pers étaient d'une pureté incroyable, mais son regard semblait un peu perdu, comme embué. Elle jeta un oeil aux bandages qu'elle venait de faire. Ils commençaient déja à rougir. Son estomac se noua. Ils rougissaient si tôt? Peut-être qu'elle n'avait pas assez serré le pansement. Ou alors elle n'avait pas tenu le garrot assez longtemps. Mais tout de même, elle savait encore soigner les plaies! Elle n'avait fait pratiquement que ça depuis des mois. Elle pensa alors que la blessure était peut-être plus grave que prévu. Allait-il pouvoir garder sa jambe? Oh oui, bien sûr qu'il allait la garder, on était pas sur Terre, et l'amputation devait être un mot étranger au vocabulaire des ombres. Et Lucie était d'ailleurs bien sotte de penser qu'il fallait qu'Elhil change ses bandages.

"Oh, et qu'est-ce qui t'es arrivé pour que t’arrives ici ?"

[Disoulé du retard ^^;;;]

[ ]

Elhil s'autorisa à dessiner un sourire léger au coin de ses lèvres, si léger qu'il en devenait indéchiffrable.
Il avait la singulière impression de découvrir une créature d'une autre espèce, un papillon aux couleurs insolites qui captait toute son attention et, d'une certaine façon, l'émerveillait autant qu'il l'apeurait. Elle était vivante, tout bonnement. Et cet état de grâce, ce trésor qu'elle possédait encore malgré tout, la nimbait d'une aura sacrée insupportable à regarder...elle, et les humains par extension, étaient des parcelles de l'Arbre. Elhil s'étonnait d'avoir du attendre de découvrir ce temple de vie pour se rendre compte plus complètement encore de l'horreur de ses crimes –même s'il n'était jamais parvenu à tuer sciemment et directement ses victimes.

L'Indien cligna des yeux devant la longue réplique un peu embrouillée de la chasseuse, trop habitué au mutisme, ou au mieux au laconisme de ses pairs, pour comprendre comment cette jeune femme faisait pour enfiler les mots avec autant de rapidité et de fluidité. C'était un exercice que les Ombres ne pratiquaient pas assidûment, sauf rares exceptions.
Enfin, au moins il en retenait qu'elle se prénommait Lucie. Chose curieuse, il se le répéta mentalement. Il ne l'oublierait pas, même si ce devait être leur première et dernière rencontre.

La seconde question de Lucie le laissa encore plus longtemps plongé dans un silence interloqué. Ses yeux vert d'eau demeurèrent fixé sur elle, et son visage n'exprimait qu'une vague surprise mêlée d'incrédulité. Pourquoi toutes ces questions…? Etait-elle d'une nature si curieuse pour interroger d'emblée d'une Ombre, un ennemi potentiel qu'elle aurait censément du éliminer, sans plus de gêne que cela?
Elhil se demanda l'espace d'un instant ce que cela lui coûterait de répondre. Rien. Rien, à part peut-être le fait de flétrir l'image d'éternels taciturnes des Ombres, déjà salement amochée…

"Sept, ou huit ans…"

Elhil clôt ses lèvres après avoir soufflé ces quelques mots toujours aussi doucement, considérant d'un air critique sa propre réponse. Ses épaules s'affaissèrent sensiblement, et un frisson douloureux parcourut ses côtes lorsqu'il laissa échapper un soupir pourtant contenu. Il n'osait pas suivre le cheminement de la jeune traqueuse, dont les pas creusaient des trachées dans la neige fraîche, aussi se contenta-t-il de fixer pensivement son ventre. Ses mains y étaient toujours plaquées fermement, même si ce contact diffusait une sourde douleur sous sa peau. Il devrait penser, s'il rentrait au Manoir, à vérifier la présence et l'étendue de ses plus que probables ecchymoses…cette pensée caressa son esprit, puis s'évanouie presque aussitôt, emportée par le flot dense de ses pensées.

"Oh, et qu'est-ce qui t'es arrivé pour que t’arrives ici ?"

Frisson. Le visage de l'Indien demeura aussi fixe que du marbre, mais il ne put empêcher sa chair endolorie de tressaillir d'une vague de froid d'une toute autre nature. Que voulait-elle dire, exactement…? Il osait espérer qu'elle ne parlait que des conditions qui l'avait mené dans les Bois de l'Est, et non pas des raisons qui l'avaient jeté dans les bras d'Hollow Dream.
…et de toute manière, il se voyait même pas capable d'expliquer ces deux situations.
Elhil esquissa une lente et appuyée négation de la tête, les yeux clos. Sa bonne volonté s'était envolée: Il ne dirait rien.

Puis, lentement, l'Ombre posa ses mains sur la neige craquante, et commença avec des gestes précautionneux à se mettre debout. Une fois campé sur ses jambes littéralement incandescentes, et malheureusement flageolantes, il leva la tête comme pour observer le ciel grisâtre de la vallé. Si son visage était déjà singulièrement pâle, il perdit instantanément toute couleur tandis qu'une nouvelle nausée le prenait d'assaut, plus violente encore que les précédentes. Son regard se fit trouble, mais il se reprit de justesse une poignée de secondes plus tard, avec l'idée acide que son chemin de retour allait être sans doute le plus éprouvant de toute sa carrière de fantôme. Sa tête s'abaissa à nouveau, et un rideau de cheveux blonds s'écoula de ses épaules sans un bruit, voilant son mince sourire accablé.

[Disoulééééééééééééééééééééééé! Je sais, mon retard est impardonnable T-T]

"-Sept ou huit ans? Quelle galère! J'ose même pas imaginer l'état dans lequel je serais au bout de tellement d'années..."

Elle posa ensuite son autre question. Question qui fit se lever l'ombre. Lucie posa ses yeux sur Elhil et resta interdite quelques instants. Apparemment, elle n'avait pas été trés adroite. Mais on ne pouvait pas vraiment la blâmer pour son manque de tact. Après tout, les moeurs étaient si différentes à Hollow Dream, et les relations "normales" étaient restées dans le monde réel, celui où le corps de Lucie restait plongée dans un coma proche de l'inactivité cérébrale. Réalisant son erreur, elle décida de rattraper le coup comme elle pu.

"-Ah, désolée, j'aurais pas du te demander ça..."

Elle le regarda quelques secondes encore, cherchant à deviner son expression derrière le filet évanescent de cheveux qui masquaient son visage. Puis elle décida de continuer la discussion, comme si elle n'avait rien dit.

"-Tu sais, jamais j'aurais pensé parler à une ombre sans qu'un combat s'en suive... Ca me rassure tu sais, je me dis que tout n'est pas perdu dans cette putain de vallée..."

Son regard se troubla et se perdit dans le blanc tâché de rouge qui recouvrait le sol.

"- J'aimerais que tout cela s'arrête... et qu'entre races, on puisse conclure une trêve... J'en ai assez de voir des gens que j'aime mourir..."

Elle s'interrompit un instant, avant de reprendre:

"- Non, en fait ce que j'aimerais, c'est sortir d'ici. Savoir ce qui est arrivé à ma famille, mes amis... Tu sais, je suis tombée dans le coma parce que j'étais dans une discothèque qui s'est effondrée. Deux de mes amis étaient vraiment dans un sale état et... je ne sais même pas si mon petit ami est en vie..."

Une larme perla sur sa joue. Elle l'essuya rapidement et tenta de se ressaisir.

"-Désolée de te raconter ma vie et mes états d'âme, ils ne sont pas trés intéressants... Mais les autres humains comptent sur moi, tu comprends. Pour eux, je suis Lucie, celle qui va toujours bien, et qui pète toujours la forme. Jamais je n'ai craqué devant eux, et je sais qu'ils n'ont pas besoin de me voir en mauvais état. Ils ont besoin d'avoir un pilier, je peux pas les décevoir... je crois que c'est la première fois que je dis à quelqu’un ce que j'ai sur le coeur depuis quelques mois..."

Elle se tourna à nouveau vers Elhil, et tenta de le fixer dans les yeux.

"- Alors merci du fond du coeur... Merci de m'avoir écouté, j'en avais vraiment besoin... Et encore pardon de t'avoir ennuyé avec mes divagations..."

Un fin sourire se dessina sur ses lèvres. Cela faisait un long moment qu'elle ne s'était pas sentie soulagée. Et, bien que ce ne fut pas grand-chose, Lucie s'affranchit d'un poids, devenu bien trop lourd, depuis trop longtemps...

Elhil passa ses mains l'une sur l'autre, avec une lenteur prudente, autant pour chasser la poudre neigeuse restée collée à sa peau blême que pour tenter de leur prodiguer un peu de chaleur.
Et si ses yeux demeuraient rivés sur cette précautionneuse opération, c'était surtout pour éviter de regarder Lucie. Cette fille était définitivement étrange. Elle s'était excusée de sa question, mais Elhil n'avait pas bougé d'un pouce, comme statufié –seules ses mains se mouvaient encore un peu. Elle lui parlait si ouvertement qu'il ne savait plus comment réagir, et en bonne Ombre qu'il était, il se terrait dans un mutisme, déboussolé et indécis.

"Tu sais, jamais j'aurais pensé parler à une ombre sans qu'un combat s'en suive... Ca me rassure tu sais, je me dis que tout n'est pas perdu dans cette putain de vallée..."

Quel optimisme. L'ancien chanteur releva très légèrement la tête pour fixer sans vraiment les voir les jambes de Lucie, n'osant aller plus haut.
…Oh que si, tout était perdu – ou pire, destiné à être perdu. La Vallée finissait toujours annihiler ce que cette folie appelée "espoir" poussait ses prisonniers à faire. Rien ne pouvait perdurer ici –rien de positif, en tout cas. Elhil plissa légèrement les lèvres, peiné par ses sombres pensées qui avaient fusées comme par réflexe. Voilà ce qui différenciait les Humains des Créatures: cette capacité à voir des tâches blanches là où il n'y avait que du noir.

Une trêve? C'était comme vouloir faire des loups des chiens de berger.
L'Indien esquissa un bref mouvement de tête fataliste. Les clans d'Hollow Dream étaient trop dévorés par la rancœur pour s'entendre, du moins durablement…il venait de faire les frais de la frustration des humains, et ce n'était qu'un exemple à noter parmi tant d'autres. Non, c'était vraiment impossible…

Puis Lucie continua à parler. Et au fil des mots les yeux d'Elhil s'agrandissaient de stupeur, pas plus pour la nature de ses propos que par le fait même qu'elle lui adresse ces paroles. Quand elle finit d'évoquer les circonstances de son accident, et les douloureuses interrogations qu'elle était condamnée à nourrir, l'Ombre la dévisagea fixement, la tête cette fois bien levée et ses traits figés dans une expression de total effarement. Pourquoi lui parlait-elle de ça, à lui…? N'avait-elle pas d'amis humains pour se confier?
Il vit cette larme fugitive rouler sur sa joue, presque aussitôt chassée d'un revers de main. Elhil avait souvent vu des humains pleurer, mais il devait bien avouer qu'en ces circonstances péniblement particulières, il n'arrivait même plus à rester indifférent. L'Ombre inclina légèrement la tête de côté, le pli creusé entre ses sourcils étant la seule marque manifeste de sa peine.

"L…Lucie…"

Prononcer le prénom de la jeune humaine lui laissa une drôle d'impression. Il avait vaguement tenté de l'articuler sans que son accent hindi ne le déforme trop, mais l'étrangeté ne se situait pas là. C'était…autre chose, de plus ténu, insaisissable.

Un pas dans la neige craquante mouchetée de rouge. Elhil vacilla sur ses jambes vrillées d'élancements, mais se contenta de serrer les dents pour repousser les vertiges qui l'assaillaient. Il s'approchait de la jeune traqueuse, sans savoir exactement ce qu'il allait faire ensuite. Il ne répondait qu'à une "impulsion", bien que le terme soit trop violent pour cerner ce qui le poussait vers elle.

Ses bras s'allongèrent vers l'avant, avec une lenteur teintée d'hésitation, et l'instant d'après, l'Ombre serrait doucement contre lui la chasseuse humaine.
Même s'il ne la touchait qu'à peine, il pouvait sentir la chaleur humaine de sa peau; et il craint l'espace d'un instant qu'elle ne soit de son côté gênée par l'anormale froideur de son corps de fantôme.

"Tout est éphémère…"

Sa voix n'était qu'un murmure. Un simple murmure mélancolique. Il s'écarta maladroitement de la traqueuse, puis esquissa un sourire fugace avant d'ajouter:

"Mais je…je crois qu'elles existent, ces "trêves"…ces instants de répit…C'est une…forme d'espoir, que même les Créatures peuvent connaître."

Elhil se tut, indécis. Il en avait déjà beaucoup dit, et il n'était même pas sûr de la clarté de ses paroles…
Peut-être était-ce mieux ainsi, après tout.

"L…Lucie…"

La jeune femme eut une drôle de sensation en entendant l'ombre prononcer son nom. C'était inattendu et agréable à la fois. C'était un peu comme si l'indien retrouvait un peu d'humanité auprès de l'étudiante. Et elle le vit avancer vers elle, lentement, hésitant, la démarche visiblement incertaine. La douleur semblait le ralentir. Et Lucie le comprenait bien, une blessure comme celle-là, même pour une Ombre n'était pas une sinécure en tant normal, alors en sollicitant son membre meurtri, ça ne devait pas être franchement agréable... Et tout aussi lentement, elle vit le jeune homme blond ouvrir ses bras vers elle. Lucie ne réalisa pas tout de suite ce qu'il comptait faire. Et avant même qu'elle n'ait pu se rendre compte de ce qu'il se passait, Elhil l'avait enlacée. Ce fut l'une des expériences les plus troublantes que la jeune femme avait connue à Hollow Dream. On lui aurait raconté cette scène, personne ne l'aurait cru.

Ce qui la surprit, ce n'était pas tant la froideur glaciale du corps de l'ombre, mais surtout le fait que ce soit une créature qui l'étreigne. L'étudiante referma à son tour les bras autour d'Elhil, signe qu'elle acceptait cette manifestation de réconfort. Car oui, cette étreinte glaciale était pourtant la plus chaleureuse qu'on ait jamais faite à Lucie. Elle en fut touchée droit au coeur, si fort qu'elle oublia tout pendant quelques instants. Elle ferma les yeux et ne pensait plus à rien. Puis le jeune homme écarta délicatement les bras et s'écarta des bras de son interlocutrice. A son tour, elle laissa ses membres tomber le long de son corps, apaisée, soulagée, encore plus libérée que lorsqu'elle avait parlé. Elle avait bien entendu l'ombre lui murmurer quelque chose, mais son esprit était bien trop loin pour qu'elle puisse attacher un sens à ses paroles.

"Mais je…je crois qu'elles existent, ces "trêves"…ces instants de répit…C'est une…forme d'espoir, que même les Créatures peuvent connaître."

Ces mots énigmatiques, Lucie n'y aurait rien compris en temps normal. Mais cette phrase prenait tout son sens après ce qui venait de se passer. Les créatures n’étaient pas toutes des bourreaux assoiffées de chair humaine tendre sous la dent et délicieuse au goût. Non, loin de là. Les créatures avaient gradé une partie de leur humanité, même infime. Après tout, elles aussi avaient été humaines... Et Elhil venait justement de déployer toute l'humanité qu'il lui restait pour réconforter la jeune humaine. Prenant conscience de l'impact de cet acte, Lucie fondit en larmes. Cela faisait bien trop longtemps qu'elle ne s'était pas permis de pleurer à chaudes larmes.

"Elhil, merci, merci infiniment."

Ses genoux s'affaissèrent, et elle tomba dans la neige écarlate qui couvrait le sol de la petite clairière. Ses larmes percutèrent le manteau rouge qui retrouvait sa couleur blanche à mesure que ses pleurs faisaient fondre la neige souillée. C'était trop beau pour être vrai. Enfin elle pouvait craquer devant quelqu'un sans honte et sans retenue.

"J'en ai marre d'être forte! J'ai envie qu'on me laisse être faible et avoir un p'tit coup d'blues de temps en temps! Merde!"

Elle avait prononcé ces paroles avec une virulence rare, et pendant un moment, elle eut peur d'avoir alerté quelqu'un, mais trés vite, elle dissipa cette pensée de sa tête. Elle n'en avait plus rien à faire si quelqu'un venait les attaquer, elle n'avait pas la tête à ça. Elle leva les yeux vers Elhil, qu'elle ne voyait désormais non plus comme une ombre, mais comme un humain.

"Tu peux pas imaginer à quel point tu m'as aidé..."

Elhil avait brièvement envisagé plusieurs réactions possibles de la part de la jeune humaine. Il ne serait pas étonné de la voir le repousser –quoi de plus normal?-, prendre peur ou lui faire payer sa témérité d'une bonne gifle. Au moins.
Mais la voir pleurer et le remercier, c'était autre chose.

L'Indien écarquilla ses yeux pers, désarçonné par la vision de ces nombreuses larmes dévalant les joues de Lucie. Il ne savait pas ce que la traqueuse avait déduit ou retenu de ses sibyllines paroles; c'était si simple et compliqué à la fois. Et son esprit tournant à vide n'était plus en mesure de méditer sur le bien-fondé de ses propres paroles, ni celles de Lucie.
La jeune humaine se laissa glisser jusqu'au sol, et Elhil éleva ses mains comme pour la retenir, mais elles restèrent figées à mi-chemin entre lui et Lucie, faute d'avoir reçu d'ordre clair de la part des hautes sphères de son système nerveux. Il était désorienté, et là l'euphémisme était de taille.

"J'en ai marre d'être forte! J'ai envie qu'on me laisse être faible et avoir un p'tit coup d'blues de temps en temps! Merde!"

L'Ombre l'écouta, sans savoir quoi faire ou dire. Immobile, il regardait la jeune chasseuse, dont les épaules étaient agitées de sanglots, et dont les boucles dentelaient son visage rosi par les pleurs. Elle avait crié, hurlé même. Elhil en était resté stupéfait d'admiration: combien de fois dans sa non-vie n'avait-il pas souhaité hurler sa rancœur et sa peine de cette façon? Il était condamné au silence. Sa voix, sa voix de chanteur était perdue depuis longtemps, brisée, sans doute pour toujours –et il ne tenait pas à confirmer ce triste fait.

"Lucie, tu…"

"Tu peux pas imaginer à quel point tu m'as aidé..."

Une flèche en plein cœur ne lui aurait pas fait plus d'effet que cette phrase, à laquelle il ne s'attendait absolument pas. Sa phrase mourut au bord de ses lèvres, et il se sentit incapable d'articuler la suite –déjà avalée par l'oubli, par ailleurs.

Lui…?
Aider quelqu'un? Aider un humain? Avec des mots?
Un vertige d'une nature inconnue le prit, mais il parvint par il ne savait quel miracle à rester campé sur ses jambes douloureuses. N'était pas censé apporter le mal aux humains? Les faire trembler de peur, les briser de l'intérieur…?
Ce qu'il faisait était absolument contre-nature, croassa le Corbeau. Il devait la faire souffrir, se nourrir de sa terreur. Lui faire payer son humanité, faire d'elle l'exutoire de sa rancœur, de sa souffrance.

Elhil porta une main à son visage, exténué. Il avait envie d'être au Manoir, à l'abris, et de dormir profondément. Afin d'oublier tout cela.

"Lucie…"

Il étendit légèrement son bras –et tant pis si son dos brûlait d'être sollicité à son tour-, et caressa avec tendresse la chevelure lustrée de l'humaine, avant de continuer dans un murmure:

"Il faut que tu gardes l'espoir…Devenir une Créature, c'est…c'est vraiment la pire chose qui puisse arriver."

Silence.

"Moi… je n'ai pas cédé volontairement" Reprit-t-il d'une voix encore plus basse, comme s'il adressait ses paroles à lui-même –au Corbeau, peut-être. "Je ne suis peut-être pas…fait pour être une Ombre. Je ne suis pas parfait, parce qu'il y a des choses qui me touchent encore."

Gêné, Elhil plissa les lèvres. Il ressentait encore cette curieuse impression de parler trop. Il ne voulait pas que Lucie tombe, qu'elle perde de cet éclat pourtant si haïssable. La voir pleurer et crier l'avait intérieurement terrorisé. Il n'osait pas la mettre en garde plus clairement que cela, pour une raison qu'il n'arrivait pas à cerner.
Mais de toute façon… elle était forte, n'est-ce pas…?

L'Indien eut une esquisse avortée de sourire. Le noir volatile qui nichait dans son esprit becquetait sa parcelle d'âme humaine mise à vif; il n'avait pas envie de commettre un impair. Il devait s'en aller…Rentrer chez lui.

*"Chez moi"…cela sonne trop doux pour convenir au Manoir…*

[T.T" Pardon pardon pour la piètre qualité]