[Bibliothèque] Sauvetage (Soledad, Anthea)

Tout cela pour rien.

Un constat amer et lourd de remords qui tournait en boucle dans sa tête tandis qu'il arrivait sur le seuil de la bibliothèque. Encore dopé à l'adrénaline, il avait l'impression d'évoluer comme dans un rêve. Il marchait sans sentir ses jambes, il agissait sans penser. Il fixait la petite silhouette recroquevillée sous la pluie, à quelques mètres de là, et pas plus que les autres témoins de la scène il n'osait aller vers elle. Comme s'ils avaient tous pu se métamorphoser à leur tour en créatures au seul contact de l'infinie douleur qui animait ce corps juvénile.

Tout cela pour rien. Sauver Soledad? La bonne blague. Sauver Anthea de Soledad? Brillante idée: maintenant, au lieu de mourir sous les griffes de celle qu'elle aimait, la gamine pourrait elle-même devenir une créature en toute quiétude. C'était de la folie, de la folie furieuse. Ils luttaient de toutes leurs forces depuis des semaines, des mois voire des années pour certains, et pour quoi?

Vincent avait l'impression délirante de s'être évanoui alors que son corps était toujours éveillé. Il ne voyait plus les autres humains autour de lui, il ne sentait même plus la douleur sourde qui pulsait là où l'enfant l'avait frappé pour se défaire de son étreinte. Seule Anthea semblait attirer son attention. Anthea et sa peluche éclaboussée de sang, Anthéa et son indicible souffrance d'enfant. Une détresse si pure, un désespoir si total. Si impressionnant. Si séduisant.

Séduisant?...

L'ancien anesthésiste cligna des paupières, et il réalisa alors qu'il se tenait juste à côté de la petite fille. La pluie coulait sur ses cheveux sombres, ses pieds nus s'enfonçaient dans la boue froide de la rue. Il tourna la tête, pour évaluer avec un irrépressible frisson la distance qui le séparait de la bibliothèque. Distance qu'il ne se rappelait pas avoir parcourue.

"Viens."

Nulle émotion dans sa voix épuisée. Pas de réconfort, pas d'affection. Juste un support sonore pour la main qu'il avait posée sur le bras de la fillette, main qui se resserrait à présent pour obliger Anthea à se relever. Il savait déjà qu'elle ne résisterait pas. A son emprise comme au reste.

Il la ramena sur le seuil, sans brutalité, sans gentillesse, simplement parce qu'il devait le faire. Puis il la laissa à ses congénères et essuya distraitement ses pieds souillés dans l'entrée, avant de se diriger à nouveau vers la chambre qui servait d'infirmerie. Sans y penser, il remit tant bien que mal en place la mâchoire de l'homme agressé par Soledad. Puis il se déshabilla à nouveau et se laissa retomber sur sa couche. Il était en train de mourir de fatigue au sens presque littéral du terme.

Mais surtout, il voulait oublier le plus tôt possible ce qu'il venait de voir. Ce qu'il venait de ressentir.

Le fait que, loin en lui, quelque chose se disait que c'était quand même grandiose d'avoir pu assister à quelque chose d'aussi atroce.

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» Jolie petite Anthea... ^^