Froid... si froid...

Etait-ce Tatiana ? Ou bien Solène ? Victor ne parvenait plus à se souvenir laquelle de ces deux régisseuses lui avait offert, quelques décennies plus tôt, une splendide édition de Boucle d'Or, illustrée à chaque page. Une partie de l'histoire avait particulièrement frappée le garçonnet : le moment où, affammée, Boucle d'Or goûte à la bouillie posée sur la table. L'un des bol était trop chaud, l'autre trop froid, et le dernier, juste comme il faut... Juste comme il faut...

Boucle d'Or eut-elle pointée devant Victor son petit nez retroussé qu'elle serait repartie, la marque de son 46 fillette imprimée au derrière. Le froid qui régnait dans le Manoir était une torture par son dosage même. Il ne faisait visiblement pas assez froid pour geler le jeune homme sur place mais la température ne s'élevait même pas assez pour lui permettre ne serait-ce que se déplacer normalement. Les rafales de vent glacé pénétraient sous sa peau, emprisonnant ses os dans une gangue de glace de plus en plus épaisse.
Quelques mouvements de reptation avaient permis à Victor de se rendre compte de l'étendu du désastre. Il était resté inconscient longtemps, beaucoup trop longtemps... Un coma dans le coma. Et, maintenant, autour de lui, plus rien... Plus rien que quelques silhouettes qu'il ne distinguait qu'à la préiphérie de son champ de vision. Tournait-il la tête que les formes indécises disparaissaient. C'en devenait horripilant. Mais plus horripilante encore était cette simple question.

*Pourquoi suis-je encore en vie ?*

Le mystère était simple, compact, gigantesque. Il ne mourrait sans doute pas dans l'immédiat - sinon il ne se serait jamais réveillé - mais alors pourquoi le laisser lentement se transformer en statue ?
Les pensées du jeune homme, elles, n'étaient pas sujettes à l'hypothermie et tournaient comme des écurueil en cage. Puisant dans cette énergie inexpugnable, Victor parvint à relever la tête et lança, contraignant ses cordes vocales à la torture :

"Je vous vois ! Si on arrêtait le jeu, j'aimerais bien être rentré pour dîner... Alors soit vous m'expliquez ce que je fais ici, soit j'ai bien l'honneur de..."

Sa tirade fut interrompue par une quinte de toux qui le précipita à nouveau sur le sol gelé. Merveilleux. Non seulement il n'avait aucune idée de ce qui lui arrivait mais en plus, il ne lui avait pas fallu deux heures pour perdre toute dignité devant ses geoliers.

[Je peux? Sinon j'efface la réponse, hein!]

Jouet...

Qu'il est mignon, étendu jusque là, subissant le froid comme les Ombres le subissent jours après jours. Oh oui, très mignon et amusant aussi! Surtout même. Les pas légers de la danseuse la font tourner autour de la pauvre silhouette sur le sol. Ainsi débutait cette simple marche dansante, cette simple observation avec un intérêt certain, cette envie de découvrir ce que ferait l'humain face à un destin qu'il ne peut plus maîtriser, qu'il ne peut plus que subir. Petite marionnette aux fils tout juste reconstitué par autre chose que la volonté intangible de la vallée.

Jouet...

Un léger sautillement, et des mains qui se rejoignent un un très léger applaudissiement, sans doute pas assez fort pour être audible. Mais la Danseuse ne se cache pas, elle continue son manère, comme un vautour tournerait autour de sa charogne. Quelque chose à consommer? Si seulement... Si seulement, n'est-ce pas? L'une comme l'autre sont ravies, l'une d'avoir un divertissement, l'autre d'avoir de la compagnie. Pauvre petite chose inconsciente qui s'éveille enfin dans la morsure du froid qui balaie inexosablement ce rez-de-chaussée, envoyant par instant une éphémère brume de neige comme s'il n'avait s'agit que d'un mirage, une illusion comme tout le reste, comme elle ou comme lui.

Jou... Chut!

Assez de contemplation et d'observation, les yeux humains s'ouvrent enfin. Le replonger dans la torpeur ou le laisser s'éveiller? Le laisser réaliser son environnement, interagir avec sa malchance, essayer de renverser la tendance? Amusant, mais hélas peu probable. Plus d'armes, plus de défense, et un froid paralysant qui s'entend jusque dans la voix coupée par une quinte de toux du pauvre jeune homme. Distrayantes paroles, un humour persistant pour cacher peut-être la peur? La Danseuse cesse ses tours et s'approche, sans crainte aucune. Qu'aurait-elle à craindre sincèrement? L'autre aussi veut s'approcher, encore un peu, juste un peu... Il n'a plus d'arme, elles sont sur le sol à plusieurs mètres, hors de portée pour le moment. Myst s'accroupi, pose ses mains blanches sur ses genoux et incline la tête, songeuse peu-être, ses grands yeux noirs étrangement pétillant d'une espièglerie malsaine.

" Voit seulement, humain, et observe ton avenir par ici. Jouet, n'est-ce pas? Amusant à souhait. Désire le diner et tu formeras un délicieux plat. Mais pas d'honneur, non aucun honneur dans cette condamnation arbitraire."

Une de ses mains quitte son genoux, se tend vers le visage tourné vers le sol, effleur du bout de ses doigts pâles une joue étrangement chaude, vivante. Tant de miracle en un seul être, tant de choses qu'elle s'amuse à détruire le temps d'un plaisir, d'un meurtre ou pire. Alors pourquoi ne fait-elle rien de menaçant à présent?

[Mais je t'en prie !]

Enfin, enfin l'une des arabesques qu'il devinait se détacha de cet agaçant entre-deux dans lequel elle se tenait dissimulée pour avancer à sa rencontre. En tout autre circonstance, Victor eut tenté de se redresser, d'offrir un masque plus plaisant à son public. Question de fierté. Mais la scène sur laquelle il se trouvait était pour l'heure trop imprécise. Il ignorait jusqu'à son rôle. Un metteur en scène ? Un scénographe ? Un simple souffleur, même ? Peine perdue. Il allait devoir improviser, aussi longtemps que le vent soufflerait, qu'il offrirait ce pitoyable spectacle. Et, pendant ce temps, la flamme blanche continuait d'avancer.

Musique !

Non, avancer était un terme si trivial. Le jeune homme n'était pas encore à ce point perdu qu'il ne puisse reconnaître la beauté quand il la voyait. Et cette ombre évanescente faisait, dans ses gestes, oeuvre de beauté.

"Tchaïkovsky ? Non... Ravel."

Le jeune homme faillit sourire. Il avait, une fois encore, manqué d'oublier où il se trouvait. Nul réconfort ne viendrait de cette grâce aérienne et délicate. Ombre, elle n'était qu'ombre. Et son contact ne fut qu'une rafale de vent glacée de plus. Il tendit l'oreille pour recueillir ses paroles. Les premières qu'il entendait depuis... Si longtemps. Et le venin coula dans son oreille. La réalité perdit à nouveau sa consistance tandis que la réalité faisait jour dans son esprit.

*Jouet.*

Ainsi c'était cela. Quelle vanité d'avoir cru qu'il pouvait y avoir un sens à cette vie épargnée ! C'eut pu être un autre. N'importe lequel de ses compagnons, tombé au combat. Victor avait peut-être eu la chance de ne pas mourir trop tôt. Ou de se trouver là au moment où les Ombres avaient décidé d'épargner l'un de leurs adversaires. Rien de plus. Aucun mystère, aucun enseignement à tirer de cette vie préservée. Tout cela, il le lisait dans les mots et les gestes d'une délicate poupée de porcelaine. Etait-elle une privilégiée parmi ses congénères ? Une faveur lui donnait-elle le droit d'être la première à s'amuser avec ce nouveau jouet ? Où, comme le suspectait Victor, était-ce une fois de plus le fruit du hasard ? Fragile... Si délicate... Et pourtant, elle était en position de le briser. A tout moment. Le jeune homme ferma les yeux. La réalité perdait de sa consistance. Chaleur au milieu du froid, il sentit des larmes monter et les retint. La parole, salvatrice, coula à nouveau.

"Quel dommage. J'avais cru à un miracle. Vous étiez Morgane, la fée-barde, partie en Irlande avec le roi Arthus pour trouver une épée enchantée... Vous aviez le mouvement, les larmes écarlates... Mais je me retrouve ici...
Jouet ? Le monde extérieur effrait-il tant vos semblables que vous éprouviez le besoin d'ammener vos poupées entre ces murs ?"

Le temps n'osait plus avancer. Il n'y avait plus, pour l'instant, que la danseuse et le pantin déchu. Et, dans l'hommage le plus saugrenu qui soit pour cette image qui pourrait tout autant signifier sa fin, les lèvres de Victor s'étirèrent dans un sourire.

"Assez pour le moment..."

Il y avait dans ces simples mots plus de vérité que dans toutes les interrogations que le jeune homme venait de se poser. Cet endroit... Cette vallée dans laquelle il s'était éveillé après que son désespoir l'eut terrassé. Longtemps il s'était posé la question de sa place ici. Comme chaque autre avant lui, sans aucun doute. Il en était venu à la conclusion que la seule façon de justifier sa présence dans cette ville au bout du coma était de jouer le rôle qui lui était attribué, le mieux possible. Alors, peut-être, d'un endroit inattendu, une étincelle surgirait, éclairant un instant le néant gris dans lequel tous, Ombres, Chimères et Humains, évoluaient.

Mais jouer un rôle ne voulait pas dire résignation. Victor avait le goût de la mise en scène, mais pas du fatalisme. Il était tant de reprendre la pièce en main, glisser à nouveau dans le fantasme eut été dangereux. Aussi parvint-il, avec douceur, à reculer jusqu'à un mur branlant. Il ne s'agissait pas d'effrayer son hôtesse. L'appui contre son dos lui permis, peu à peu, d'adopter une position assise. Voilà qui était mieux. il pouvait à présent considérer son hôtesse dans une position un peu plus confortable, confort gâché cependant par la douleur qui semblait irradier de tous ses membres. Avec un léger affolement, il constata que, à travers ses haillons, une large entaille s'étendait de la région de l'aine jusqu'au bas de la poitrine. La blessure ne saignait pas - le froid devait y être pour beaucoup - mais elle expliquait sans aucun doute sa faiblesse

"Dame, demoiselle, fée... Vous m'avez indiqué les règles du jeu. Et je n'ai pas d'autre choix que de m'y plier... Cependant je ne le pourrais pas sans sacrifier à certaines contingences vitales. Les questions entre autres des soins et de la nourriture restent douloureusement présentes à mon esprit.
Auriez-vous l'obligeance de m'indiquer où je pourrais subvenir à ces besoins ?"

Penchant la tête de côté - où plutôt laissant retomber sa tête sur sa poitrine, Victor porta un nouveau regard sur l'ombre. Nouveau regard, nouvelle silhouette. Aussi insaisissable que fumée, elle était à nouveau différente, changeante. Aucune parcelle de réconfort n'en provenait, mais elle était là. Elle structurait sa réalité... elle rendait le spectacle possible.

[i]La réalité ouvrit l'oeil. L'un de ses éléments avait été oublié, laissé sur le bord du chemin, à la faveur d'un chaos, d'une confusion où elle-même avait été bousculée. A présent que l'Equilibre était rétabli, il était hors de question qu'elle renonce plus longtemps à ses droits sur ce qui lui appartenait légitimement. Elle étendit la main vers Victor. Elle lui rendit son statut d'humain. Il n'était plus une exception.

Une boule de douleur lumineuse explosa brusquement contre le flanc du jeune homme. La surprise le laissa un instant sans voix. Et puis, le cri pris naissance. Au plus profond de ses entrailles, l'air s'amoncela. Le diaphragme se contracta, et propulsa ce vent de douleur vers la poitrine... La gorge...

Il ne fallait pas crier. Surtout pas. L'Ombre, la fée, s'était approchée de lui, penchée. Le moindre son, à présent, eut pu être une condamnation à mort. Alors il se ferma. Totalement. Le son libérateur se heurta à un mur dressé de toutes les forces qui restaient à Victor. Rageuse, la bourrasque se retourna contre le corps qui l'avait enfanté, démultipliant la douleur. Une douleur qui restait muette.
Seuls les yeux se permirent d'emettre un écho. L'eau s'amoncela au coin des paupières et coula, brûlante, le long des pomettes, des joues, dans le cou. Il ne pouvait l'arrêter. Il n'y avait ni sanglot ni gémissement. Seules les larmes animaient celui qui, plus que jamais, craignait de devenir statue de glace. Tandis que le fantôme, toujours perdu dans le labyrinthe de ses pensées, sortait d'un repli quelconque un matériel dont le jeune homme devinait l'usage.
Il devait faire quelque chose. Cette eau qui lui coulait des yeux ne suffisait pas à donner suffisamment de sens à sa souffrance. Alors, lentement, très lentement, il tendit une main... Gauche ? Droite ? Quelle importance ? Les doigts bleuis par le gel avancèrent inexorable, et se posèrent, sans retenue, sans pudeur, sur la peau de l'Ombre.

Contact !

Si seulement...

Depuis son arrivée dans cette vallée, de l'autre côté des phares brisées, de la tôle froissée et de la douleur, il avait été témoin de tant de prodiges. Ces êtres animaux à la force admirable, la beauté vile et mélancolique des Ombres dont il était aujourd'hui le prisonnier. Et puis les choses qui rôdaient à l'extérieur, dans la neige, dans le froid. Parfois, même les humains pouvaient faire preuve de capacités tout à fait extraordinaires. Mary Malone... La résistante, femme de tête, que rien n'avait jamais dévié de son objectif, pourtant si ténu, si fragile. Oui. Dans ce monde là, beaucoup semblaient réécrire leur histoire, effaçant au passage certains de leurs défauts.

Mais pas lui.

Rien ne lui avait été pardonné, rien n'avait été transcendé. Ici, là-bas, quelle importance ? Il traînait les mêmes chaînes. Il était l'errant. Même s'il franchissait une nouvelle frontière, il en avait la certitude, la situation resterait la même. Quelle importance ?

*Alors pourquoi ?*

Le mystère restait en ces deux mots. Pourquoi en effet, pourquoi voyait-il, dans le masque de sa belle et triste geôlière, danser les couleurs de l'espoir ? Qu'avait-il à accomplir dans ce monde qui lui fasse encore espérer, malgré ses échecs répétés ? Il l'ignorait totalement. Bien sûr, il aurait pu tenter de serrer la chair laiteuse sous ses doigts, de saisir la gorge diaphane... Une telle action lui aurait garanti une mort rapide. Mais même à présent, il ne pouvait s'y résigner. Bloquant son souffle, il avoua. Presque sans honte.

"Je veux vivre."

Et, pour autant que la douleur le lui permettait, il se relâcha face à l'Ombre. Plus de défense, plus de fuite inutile. Plus de temporisation. Il acceptait la pièce, quelle qu'elle soit. Et...

"Merci. Même si vous n'avez qu'en faire, même si cela vous offense ou vous trouble, merci. Je veux vivre. Encore."

[Pardon pour le retard]

Comme les débuts peuvent paraître laborieux ! Mais pouvait-il vraiment en être autrement. Deux antithèses tentaient de communiquer, l'une, même essayait de recréer l'autre. Alors même que sa seule présence signifiait son anéantissement. Mais le choix ne leur appartenait pas, il était dans ce grand mouvement de pendule. Tic, tac. Droite, gauche. Victor mit dans sa voix les dernières bribes de conviction qu'il avait pu trouver.

"Mordre quelque chose ne supprimera pas la douleur, n'est-ce pas ? Elle la rendra sûrement plus supportable pour les autres. Mais, avec toute la reconnaissance dont je suis capable à votre endroit, je ne me sens pas capable d'un tel geste envers les votres.
Ne vous inquiétez pas, je sais me tenir. Mais je ne me tairais pas. Pas encore."

Pas une seule note d'agressivité dans cette remarque. Le ton était resté égal, poli même. Mais il exprimait une évidence. Cette scène, qui allait se dérouler entre eux, ne changerait rien. Il survivrait peut-être plus longtemps. Ce serait tout. Aucun espoir de rapprochement, aucun espoir de... changer les regards. Mais cela n'était peut-être pas si triste. Après tout, les tentatives d'alliances entre les résidents de la vallée avaient sans aucun doute scellé le destin de ce microcosme. Alors surtout... Ne pas s'attacher, ne pas chercher à comprendre quelles flammes dansaient dans les yeux de sa geôlière. De sa guérisseuse. Ne pas s'expliquer pourquoi l'espoir se baignait ici de sueurs froides...

Malgré le froid, il entreprit de déboutonner ce qui restait de sa chemise. Un rictus lui déforma le visage. Froid et douleur. Cela commençait, déjà. La blessure apparut clairement. Une ouverture mal dessinée, comme un coup de dent bizarre... Ou tout simplement le tribu d'une arme blanche mal affutée. Au moins était-elle propre. Mais l'apprentie chirurgienne aurait fort à faire... Et lui fort à souffrir.
Se détendant totalement, le jeune homme abandonna toute défense. Il était à présent entre les mains de l'Ombre. Il n'avait qu'à lui offrir cette flamme d'espoir, incandescente, insolente et absurde qui, même à présent qui gisait, à demi-nu, sur un fin tapis de neige, refusait de céder un pouce aux ténèbres environnantes.

[C'est plutôt à moi de m'excuser... ^^' Je suis désolée!!]

Pauvre marionnette, si prompt à se laisser manipuler ici aussi. La blessure offrait une forme bien étrange décidément. Mais les doigts de la danseuse s'affairèrent malgré tout, désinfectant, réunissant les abords de la plaie après s'être assurée que rien n'aurait pu demeurer à l'intérieur. Et calmement, elle plante l'aiguille dans la chair, traverse celle-ci sur la longueur du fil, comme elle le faisait quelques semaines plus tôt avec la fourrure de ses vêtements. Elle se surprend à se rappeler de ce moment au coin du feu, à chantonner et murmurer, dans ce moment d'intimité avec l'autre, et sans qu'elle n'y prête attention, cette même petite mélodie instable s'échappe de ses lèvres entrouvertes, sans le moindre sens. Encore un de ces détails qui la rend si folle aux yeux des autres. Elle pique une seconde fois, noue habilement, termine le premier point avec un soin presque maniaque. Le froid devait rendre service, non? Atténuant les sensation du pauvre blessé. Puis la mélodie cesse, comme émergeant d'un rêve. Ce genre de blessure, elle ignore quelle arme d'ombre aurait pu la faire. Certains n'en usent pas, d'autres créatures ont les dents qu'il faut. Bonne question, non?

"Quelle arme? Quelle Ombre a fait ça? Qui a déchiré les chairs avec aussi peu de manières?"

Demander n'était pas un crime, non? Et le silence seul serait peut-être propice à l'inconscience, ou à plus de souffrance. L'Ombre taillait bavette, comme ont dit, sans la moindre gêne, comme s'il s'agissait d'une banale discussion sans douleur, sans prison, sans monstre et sans hiver. Le second point se fait peu à peu, toujours avec soin, à croire qu'elle essayait vraiment d'empêcher la douleur de s'intensifier. Entre ses doigts libres, la compresse imbibée nettoyait son avancée, évitant au sang de voiler ses gestes. Encore quelques instants, quelques minutes et elle aurait fini. Mais cela prendrait encore un peu de temps. Un temps agréable pourtant, l'autre ne disait plus rien, elle restait silencieuse, observant peut-être la prudence inhabituelle.

A nouveau cette mélodie incontrôlable venait se glisser entre les lèvres pâles, tandis qu'elle s'attaquait au troisième point, perçant encore, glissant toujours le fil. Peut-être avait-elle raté une autre vocation? Mais elle savait. Oui, elle savait très bien ce que provoquait l'aiguille comme sensation. Ne s'était-elle pas elle-même mutilée de la sorte pour se soigner? Pour refermer la marque laissée par les griffes agressives de la bête? Sa tête se balançait tranquillement, sans plus quitter la plaie des yeux, attendant simplement une réponse ou un cri, quelque chose qui s'échapperait aussi des lèvres du jouet.

[Merveilleux, presque un mois pour une réponse... Cela ne se reproduira plus !]

Il avait attendu un nouvel assaut de douleur, une flamme incandescente et fulgurante, semblable à celles qui avaient dansé, lors de cette fameuse nuit... Il s'était attendu, malgré ses mots tissés de vent et de prétention, à n'être réduit à une pauvre chose hurlante, une marionnette disloquée. Mais c'était à présent l'humiliation qui se trouvait humiliée. Douleur, certes. Mais une douleur tout à fait modérée, posée, une douleur qui rappelait que, tout de même, il ne s'agissait pas là d'un jeu, que l'on se livrait à une opération chirurgicale pour le moins improvisée. Le métal se déplaçait avec aisance, sous les doigts blancs et la peau semblait presque accueillir avec reconnaissance le contact de ce corps étranger. Victor en éprouvait un émerveillement quasi-enfantin. C'était bien là tout le mystère de cette vallée. Elle n'offrait jamais ce que l'on attendait. On lui avait promis la torture, il se retrouvait régénéré. Et entretenu. Le moins qu'il pouvait faire était de répondre à sa guérisseuse. Geôlière. Compagne.

"J'ignore tout de cette blessure. C'était une nuit de violence sans visage. Qui sait, peut-être même ceci a-t-il été fait par un humain particulièrement maladroit. Toujours est-il qu'il s'agit de la preuve que tout ceci n'est pas un rêve. Que je suis à présent voué à ce statut. Hôte parmi vous. Ombres qui me soignez, qui prolongez ma vie... Y aura-t-il, à cette faveur, un prix ?"

En un sens, Victor eut désiré que le fantôme répondit par l'affirmative. Cela aurait donné un semblant de sens à sa captivité. Pourquoi, autrement, le conserver ? Par sadisme ? Non, ces ennemis ne ressemblaient en rien à ces monstres semi-humain, grossières parodies de ce qu'ils avaient été autrefois.

"Un sens... Vous êtes-vous jamais demandé si notre présence ici avait un sens quelconque... Ou s'il était nécessaire d'en inventer un ?"

Cours, cours le métal, dans la blessure. Lie les chairs et les regards. Fascination... une étrange fascination.

Fini. Ce qui était déchiré existait à nouveau, entier et plein. Libre de se lancer dans de nouvelles folies... Ou de se soumettre à la raison. Lentement, Victor se redressa. Les élancements de sa blessure étaient étonnamment supportables. L'Ombre était aussi habile artisane que son apparence le laissait supposer. Et puis... Et puis il y avait quelque chose d'autre. Une graine tombée là et qui avait germé en secret, qui commençait à repousser l'épaisse couche de neige. Le jeune homme ferma les yeux. Ivresse ! Il lui semblait qu'un lien s'était établi entre lui, l'Ombre, le reste de la Vallée. Quelque chose avait changé.

"Vous le sentez, vous aussi ?"

L'air. L'air même s'était modifié. La texture de la réalité changeait, elle semblait presque se déformer. Ondulations... Puis le calme, à nouveau. Un calme qui semblait signaler que plus rien ne serait jamais comme avant.

"Vous... Regardez... Regardez, guérisseuse ! Il ne neige plus !"

Certains moments nécessitent un geste, une décision, qui donnera forme au reste de votre vie. Et cette décision doit toujours être rapide, spontannée, maladroite.

"Je vais rester ici. Par choix."

Victor se tourna vers l'Ombre. Il y avait tant, tant à découvrir à présent que le voile blanc se levait.

Elle paraissait presque affectueuse, presque tendre en caressant entre ses mains la pochette de cuir renfermant ces instruments de soin, ou de torture, ou d'autre chose. De tant de chose en fait. La blessure était soignée, mais il y en aurait d'autres, tellement d'autres! Tant qu'elle pourrait soigner, ou massacrer, dont elle pourrait se satisfaire, ou se décevoir. Tant de choses que même l'air lui semblait plus doux, moins froid. Quelle délicieuse sensation, n'est-ce pas? Tant que... Que... Qu'elle en perdait étrangement pied, comme si elle allait basculer en elle-même, s'effondrer dans un puit sans fin où se perdraient ses cris, ses larmes, ses rires de joie malsaine aussi. La vilaine fille non plus ne disait plus rien, c'était étrange. Elle guettait, elle attendait, elle avait peur aussi. Mais Myst n'avait pourtant pas peur, pas pour le moment du moins.

Les yeux noirs se relevèrent au son de la voix de l'humain. Le pauvre devait être déçu peut-être par sa réponse, non? Pourtant il demandait tout autre chose cette fois. Si elle le sent aussi? Elle sent autre chose, quelque chose de pareil que lui? Bonne question. Elle ne sais même pas, ou elle ne sait plus trop. C'était un peu comme si... Comme si elle ne pouvait plus savoir ce qu'il y avait à décider, ce qu'il y avait à imposer. Elle se relève, plus tranquille qu'elle ne le devrait, un peu comme si elle ne commandait plus vraiment son corps, un peu comme si...

"Elle le sent... Elle le sent, la vilaine fille. Elle m'embête un peu..."

Ses lèvres tremblaient presque sur les dernières syllabes. C'était étrange, vraiment. Plus qu'avant, de plus en plus aussi. Cette chose était surprenante décidément. Elle murmurait aussi, elle lui donnait l'illusion de ne plus être aux commandes. Guérisseuse... C'est tellement amusant comme nom! Oh oui, elle en a guérit, du monde. Elle les a guérit de la vie, c'était bien, non? Mais ce qui l'arrête pourtant, c'est cette simple remarque, cette simple observation. Il ne neige plus... La pochette de cuir glisse entre les mains de la danseuse, tombe sur le sol dans un bruit étouffé. Elle se retourne, fait quelques pas dansants vers la fenêtre, lève une main qui se pose contre le verre. Ses yeux noirs se perdent à l'extérieur, au-delà de son propre reflet, là où la neige a cessé de tomber, là où le ciel s'obscurcissait d'avantage, apportant la tempête qui suivra. Puis elle cessa de regarder loin, tombant sur son propre reflet, tombant sur ses yeux noirs, si noirs qui pourtant maintenant reflètent un regard tout autre, un regard humain. Pourquoi ce sont maintenant des prunelles d'émeraude qui la fixe comme si... Ouh la vilaine fille, que veut-elle? Une de ses mains remonta contre son visage, passa devant ses yeux clos. Non, rien n'avait changé, elle avait toujours cette expression noire et morte, toujours cet air de jovialité décalée quoiqu'un peu amoindrie. Quelque chose n'allait plus aussi bien que d'habitude.

"C'est un bon choix, rester ici... Moi je m'en vais, elle m'appelle. Mais nous nous reverrons, joli jouet!"

Avec une élégante pirouette, la danseuse fit volte face, posant un indexe contre ses lèvres pâles et souriantes. Elle devait partir, mais lui resterait. Alors elle le retrouvera peut-être... Ou peut-être pas. Elle fit à nouveau quelques pas, traversant le hall en sens inverse, sur la pointe des pieds, et traverse la porte sans même l'ouvrir...

[Hop! Désolée, je dois fuir pour relier à la renaissance humaine de Myst. Mais j'ai hâte de te retrouver!! A moins que tu ne veuille poursuivre en quittant le manoir, remarque, il ne doit plus y avoir beaucoup d'ombres pour t'en empêcher... XD]