Public fantômatique

Le petit théâtre était l'endroit préféré de Rosélio, et lorsqu'il marchait perdu dans ses pensées, laissant ses pas le guider, ceux-ci le menaient souvent en ce lieux. Il aimait à s'imaginer donnant une représentation à un public qu'il était seul à voir, laissant sa voix fragile parcourir l'air. Après tout, sa voix était à son sens le seul véritable don qu'il ait jamais possédé, et il aimait à la laisser s'enfuir, volant sur un vent glacé qui pourtant n'égalait pas la froideur de sa peau, marbre aux sillons bleus, neige aux reflets ondins...

D'ailleurs l'hiver lui manquait énormément. Il l'appelait la Saison des Anges. D'ailleurs chacun de ses cycles a commencé en janvier: sa naissance, le début de son coma, et il est persuadé qu'il est "mort" en ce mois si beau qui marque le début d'une année. Il entra dans le théâtre, savourant cette ambiance imaginaire, les fauteils qui attendaient les personnes, les lustres allumés et jetant leur éclats dans la salle, le rideau baissé et faisant frémir d'impatience les spectateurs en leur cachant ce qu'ils désiraient voir... Rosélio se dirigea sur la scène, lentement, fier, sûr de lui, et pourtant son coeur battant la chamade tandis qu'il espérait que la représentation serait réussie, se demandant quel serait le jugement du public...

Pourtant il n'y avait personne, du moins réellement, les lustres étaient éteints depuis longtemps, la poussière avait étendu son domaine dans cet endroit pourtant si important, et parfois même des souris ou des rats parsemaient le sol devenu gris de leur empreinte, mais Rosélio ne vivait plus dans le réel depuis si longtemps...peut-être même ne le connaissait-il pas. Le théâtre était à l'abandon, et il lui redonnait un peu de couleur, de splendeur, tandis que le lieu lui offrait un peu de magie et de rêve, lui permettait de réaliser ce voeu d'être chanteur d'opéra. Ils se réconfortaient comme deux âmes esseulées, car l'enfant était persuadé qu'un paysage peut avoir un esprit.

Enfin la chétive créature chanta, elle laissa la douleur qui le rongeait étendre ses ailes dans cette atmopshère étrange, elle se libéra de cet émoi qui l'aurait peut-être englouti s'il n'y avait eu cette scène salvatrice. Son timbre de cristal rendait à ce sentiment tout ce qu'il a de pur, de beau mais aussi la torture auquel expose ce compagnon invisible mais presque palpable. Mais surtout il chantait pour sa princesse imaginaire, assise dans une loge, si belle, si émouvante, sa moitié qu'aucun autre humain ou créature ne pouvait remplacer...

(libre, donc à qui veut...)

Alors que l'enfant malingre était en pleine extase, emporté dans un ouragan de musique, de notes, drogué de ces volutes de son, une jeune fille entra. Cela ne troubla nullement Rosélio, qui aurait eu du mal à être gêné alors qu'il n'avait en rien assisté à cette entrée discrète. Entraîné dans un délire théâtral, il aurait presque été capable de mimer tous les personnages et divertir le plus possible sa bien-aimée, qui était venue spécialement pour lui. Mais, alors qu'il saluait les spectateurs l'applaudissant, son regard rencontra celui d'une jouvencelle qui paraissait plus tangible que les autres. Alors tout disparut: les lustres, les éclats des bijoux ornant des gorges féminines délicieuses, le bruit des mains frappées l'une contre l'autre pour saluer le chanteur, mais surtout son frêle petit ange. Tout s'était volatilisé, ne laissant pas même un vague parfum d'un beau souvenir. Juste le froid.

Le froid des ténèbres, de la solitude qui vous ronge, tel l'énorme, l'immense gueule d'un monstre qui vous happe... ou non, plutôt comme une chose insidieuse, sournoise, qui vous enveloppe, qui vous attire en ses filets, qui vous berce, avant de vous délaisser, vous abandonner... vide. terriblement... seul. Le regard du petit être s'était fait lointain, distant... presque absent. Puis il descendit lentement de la scène, presque triste. Il s'était fait surprendre, quelqu'un avait sans le savoir percé sa carapace. C'était impossible, comment avait-il pu être si confiant, oublier tout?

Il se dirigea vers l'unique personne qui appartint à ce monde, puis posa ses yeux d'or sur elle. Il réussissait à la dépasser puisqu'elle était assise, mais nul doute qu'elle était plus grande une fois levée. Il ne dit rien pendant un court moment, avant de parler, lentement, comme toujours détaché du temps, de la réalité.

"Que me vaut l'honneur de votre présence jeune demoiselle?"

Il l'observait, presque sans gêne, et pourtant son regard n'avait rien d'offensant, il ne faisait qu'attendre une réponse tout en détaillant son interlocutrice. Une frimousse qui lui faisait plus penser à celle d'une jeune fille juvénile qu'à celle d'une dame fière et séductrice. Non pas que ce fût dérangeant, bon nombre de cette dernière catégorie insupportaient Rosélio au plus haut point, même si elles étaient de potentiels jouets d'amusement. Il espérait néanmoins que l'inconnue fût digne d'intérêt, vu qu'il lui offrait un peu de son temps, retiré de son plaisir à chanter.