L'Ombre au Bois Dormant

[vient du Rez-de-Chaussée]



En cette heure matinale, une seule personne dormait dans la longue salle au plafond pyramidal, une Ombre qui ne frémit même pas lorsque Vincent raviva le feu de la petite cheminée. Il examina un instant le visage du fantôme assoupi: une jeune femme, dont le nom lui échappait. Son visage balafré de larmes dénonçait les longs peurs qui l'avaient tant épuisée, et l'ancien anesthésiste passa près de sa couche en respectant son sommeil. Lorsqu'il n'était pas peuplé de cauchemars, ce dernier restait le seul havre de paix des créatures d'Hollow Dream.

Vincent alla jusqu'à la couchette la plus proche du foyer et il s'assit sur le matelas voisin, non sans avoir repoussé la mince tenture de drap qui séparait symboliquement les deux lits. Il se pencha légèrement pour laisser ses mains pendre entre ses genoux, et observa attentivement le visage poupin de la petite fille qu'il avait ramassée dans l'entrée, quelques minutes plus tôt, et qu'il avait allongée là sous une épaisse couverture. Etrange couleur de cheveux. Etrange fillette, d'ailleurs. Quel âge pouvait-elle avoir? Onze, douze ans? Cette apparence surréaliste lui venait-elle de sa transformation en Ombre, ou bien était-elle déjà ainsi de son vivant? Et d'où sortait-elle ainsi, gelée, hors d'haleine et une Bête sur ses traces?

L'ancien médecin se redressa, perdu dans ses conjectures. Il n'était pas la personne la plus indiquée pour prendre soin d'une enfant nouvellement arrivée, surtout depuis que de peu bavard il était passé à complètement muet. Il était bien loin, le gentil interne en réanimation qui prenait soin d'apporter une peluche aux enfants en état post-opératoire. Il était mort bien longtemps auparavant, laissant la place à un fantôme acide et perclu de regrets. Et si Vincent s'était montré plus fréquentable pendant une courte période, au début de sa relation avec Elhil, l'arrivée de l'Hiver l'avait rendu encore plus glacial qu'à l'origine.

Mais l'ancien médecin n'aimait pas l'être qu'il devenait, et il n'était pas mécontent de découvrir qu'il était encore capable de se soucier du sort d'une Ombre beaucoup trop jeune pour l'enfer d'Hollow Dream. Peut-être qu'attendre le réveil de cette petite lui profiterait davantage que ce qu'il aurait pu espérer.

La petite échappée ne pouvait pas encore mesurer la chance incroyable qu'elle avait eu alors que son acte était totalement insouciant. Courir dans la neige avec un... enfin... Elle était une chanceuse malgré tout ce qu'elle pouvait ressasser.
Elle n'était pas du genre à se plaindre, à se répéter tous les jours que la vie était cruelle, qu'elle n'avait pas de chances, qu'elle voulait mourir. Non, ça, elle le savait donc ce n'était aucunement utile de le marmonner. Elle préférait agir contre tout ça ! Et il semblait que là, elle avait vraiment eu de la chance et elle était déjà morte ! Pour ce qui est de la non-vie cruelle ou pas... On le découvrirait plus tard.


Sans doute, cette petite fille aurait du se réveiller en espérant que ce n'était qu'un cauchemar, en espérant être toujours dans sa petite chambre spartiate et aseptisée d'un hôpital, en espérant encore respirée comme chacun dans le monde, en résumé : toutes petites filles se seraient réveillées en espérant être encore en vie.
Mais je ne vais pas vous le cacher, Uni' n'est pas ce genre de petites filles ! Elle a passé tant d'années à se réveiller chaque matin en espérant que ce soit le dernier...

Il était venu ce moment.
Il était là dès à présent.

Lorsqu'elle commença à s'éveiller, avant même d'ouvrir les yeux, Uneksia s'apprêtait à pleurer, songeant déjà que ce qu'elle avait vécu n'était qu'un rêve et que la réalité n'avait de cesse de l'enchaîner à la vie.
Quelle ne fut sa surprise alors en découvrant que le décors n'avait rien d'aseptisé, qu'elle n'était pas dans un rêve, qu'elle était donc bel et bien partie loin du monde. Enfin loin du monde des vivants parce qu'il était sur qu'elle faisait partit maintenant d'un autre monde, tout nouveau pour elle. Un monde qui lui tardait tant de découvrir.

Mais cette surprise n'était rien face à celle de découvrir quelqu'un à ses côtés.
* Immobile et avec beaucoup de prestances, sûrement un homme... *
Voici les seuls critères qu'elle pouvait deviner de la tâche de couleur que lui permettait de voir ses yeux malades. Une couleur étrange dont elle n'arrivait pas encore à trouver le nom... Oh mais elle le trouverait !
* Est-ce lui qui s'est occupé de moi ? *
La réponse lui vînt spontanément. Oui c'était lui, elle le savait, elle le sentait.


Sans prendre la peine de se présenter oralement, ce qui n'est pas chose facile pour une muette, elle se leva non sans difficulté. Le froid et sa course effrénée l'avaient affaibli. Elle s'en fichait bien à présent, elle se sentait à sa place et bien que ses muscles pestaient contre ce nouvel effort physique, elle ne s'était jamais sentie aussi revigorée !
Elle se levait donc non sans diffcultés et à peine debout, elle tomba dans les bras de son sauveur, non par hasard, mais pour lui faire une accolade, que nous éviterons d'appeler 'un câlin' pour ne pas trop traumatiser le pauvre Vincent.
C'était ainsi qu'elle avait appris à remercier les rares amis qu'elle avait pu avoir.

Elle n’aimepas la solitude, c’était ce sentiment surtout qui l’avait dévoré l’âme de son vivant. Elle a besoin que quelqu’un s’occupe d’elle, ou du moins l’aide dans les moments difficiles. Dans notre monde, on appelle ça un ami, dans celui d’Uni’, ça se nomme un espoir.
Souvent, elle s’accroche comme ça, comme un parasite, mais un parasite charmant !
Et elle ne juge pas du tout du bien ou du mal moral de l’âme de ses espoirs. Elle n’est de toute façon pas l’immaculée perfection elle-même, et s’en allait jusqu’à dire qu’elle est tout l’inverse, je peux m’avancer avec prudence en vous disant qu’elle tend plus vers ce penchant.
Toujours est-il qu'en procédant de cette façon, en faisant confiance aveuglement, et c’est le cas de le dire, elle avait souvent gagné beaucoup de ces rencontres mais ceux à qui elle s’était agrippée ne l’avait pas regretté semble-t-il.

Tiens, voilà qu'elle ouvrait les yeux. Vincent haussa un sourcil: jamais il n'avait vu une telle couleur vert pomme... Sans doute avait-elle été accentuée par la transformation (la vallée aimait les bizarreries), mais tout de même, ces iris devaient déjà avoir une teinte très singulière de leur vivant. Et que dire de ces cheveux violets, de la cicatrice sur l'oeil gauche? Sauf erreur, l'ancien médecin venait de tomber sur une demoiselle peu banale. Notons tout de même qu'il était mal placé pour critiquer l'apparence des gens: avec son apparence bichrome qui lui donnait l'air de s'être évadé d'une pellicule en noir et blanc, il figurait sans peine parmi les êtres les plus étranges du village.

L'Ombre se redressa légèrement en voyant le regard vert se poser sur lui. Ses lèvres s'entrouvrirent, mais aucun son n'en sortit. Incroyable, avait-il déjà perdu son aptitude à parler, si peu de temps après le début de l'Hiver? Et pourtant, il sentait - il savait que ce n'était pas une question de handicap physique. C'était un autre problème qui nouait sa gorge, un autre paramètre qui maintenait ses lèvres closes, même quand les yeux pers d'Elhil l'imploraient presque de prononcer un simple mot. Non, il ne parlait plus. Pourquoi, lui-même l'ignorait. Mais il ne voulait plus parler, comme pour couper les quelques ponts qui le reliaient encore à ses congénères. Et apparemment, il ne parvenait pas à s'y forcer, même pour une petite fille égarée qui aurait grand besoin d'être...

Euh... en fait... elle avait très contente, pour une gamine qui venait de traverser une vallée glacée avec une créature cauchemardesque aux trousses.

Vincent n'avait même pas décidé s'il devait se montrer surpris ou pas lorsque la petite inconnue rejeta sa couverture et balança ses fines jambes au bord du lit, avant de plus ou moins... ben si, avant d'entourer la taille de l'ancien interne de ses bras et de caler vivement sa chevelure mauve au creux de son épaule. Dire que Vincent en resta pétrifié aurait été éxagéré: il parvint à bouger, juste assez pour jeter un coup d'oeil autour de lui et vérifier que la pièce ne comportait pas de témoin gênant à éliminer dans la seconde. Mais le seul autre fantôme présent dormait encore, et le meneur des Ombres s'autorisa à respirer. Un peu.

Très lentement, il attrapa les petits bras et les écarta de lui, avant de repousser la fillette avec tout le soin et la circonspection d'un démineur qui déplace une bombe. Si son teint nacré avait pu rougir, nul doute que l'ancien anesthésiste aurait été d'une superbe couleur cramoisie. Enfin quoi, qui donc pouvait avoir envie de le prendre dans ses bras? Personne n'avait l'air plus sinistre que lui, peut-être que même Cold... Vincent considéra un instant le récent faciès de la Chimère, ses canines tranchantes, ses griffes, et décida qu'il était tout de même plus agréable à regarder que cet individu.

Lentement, il obligea la fillette à se rasseoir sur son lit, à une distance de sa personne qu'il estimait plus raisonnable. Pourquoi ne disait-elle rien? Elle n'avait pourtant pas l'expression d'une enfant traumatisée, bien au contraire. Elle souriait toujours, et Vincent retrouva un peu de Myst dans ce rictus: la grimace réjouie d'une dangereuse poupée... A son tour son visage s'éclaira un peu, et un petit sourire intrigué naquit à la commissure de ses lèvres. Il se pencha le temps de ramasser la couverture et de la replacer sur les épaules de la petite inconnue, avant de remarquer un détail qu'il n'aurait même pas noté sans son passé médical: quelque chose clochait dans les pupilles de cette fille. D'un geste harmonieux, presque naturel, sa main gantée passa devant le regard vert. Une deuxième fois, pour être sûr. Son geste ne tira qu'un imperceptible frémissement aux yeux de la récente Ombre. Vincent se rassit sur la couchette d'en face, cette fois-ci ouvertement intrigué.

*Tu es pratiquement aveugle, n'est-ce pas?*

Voilà ce qu'il aurait voulu lui dire. Mais encore une fois, les mots restèrent bloqués dans un coin de son esprit. Comment faire pour communiquer, si elle ne parvenait même pas à distinguer les yeux si expressifs de son interlocuteur? Plus par instinct que par réflexion, Vincent déposa sa main gauche sur celle de la fillette, et laissa s'échapper à travers sa paume un peu de la tranquille détermination qui constituait son énergie propre. C'était encore le moyen le plus efficace dont il disposait pour savoir comment cette petite réagissait au fait d'être une Ombre. Mais attention, hein, il se méfiait: hors de question qu'elle le reprenne dans ses bras comme elle venait de le faire! C'est qu'il avait une réputation à tenir, tout de même.

Uneksia ne s'offusqua pas d'être gentiment remise à sa place. Elle était certes un peu déçue mais ce n'était pas la première fois. Et souvent les personnes réagissaient comme ça la première fois.
Elle se laissa guider car avec tout ce chamboulement, elle aurait pu avoir du mal à retrouver le lit pourtant à quelques centimètres d'elle.

Par contre, c'était bien étrange qu'avec ce geste de mécontentement, il n'y ait eu de râle oral. Puis logiquement... La personne n'aurait-elle pas du s'expliquer de la repousser ainsi.
* Il faut expliquer pourquoi on repousse une petite fille aussi adorable que moi lorsqu'on est poli ! *
Elle riait intérieurement de cette réflexion. Après tout, ne serait-ce pas plutôt elle qui devrait s'excuser d'agir sans réfléchir ? Sans permission. Sans préambule. Sans ce que les adultes qu'elle exècre appellent 'la retenue'. Sans doute que si mais elle ne le pouvait pas, et ça l'arrangeait bien qu'elle ne le pouvait pas.

Toutes ces réflexions lui faisaient repenser à ce jour où un médecin peu discret mais intelligent avait dit :
" Si cette petite fille ne parle pas, ce n'est pas qu'elle ne peut pas, c'est qu'elle ne veut pas. La parole lui reviendra quand elle l'aura décidé. "
Ah ! C'était bien le seul à avoir raison, elle en était sur. Mais cela n'empêchait qu'elle ignorait le son de sa voix depuis toujours et qu'il y a quelques instants encore, elle aurait bien voulu crier de toutes ses forces pour appeler à l'aide, et elle n'avait pas pu.

Uneksia s'était tant perdue dans son auto-analyse qu'elle en avait oublié sa condition.
Ce phénomène se produisait souvent, elle partait en introspection et pouvait parfois y restait des heures, voir même des jours lorsqu'on oubliait de la rappeler. Mais là, elle n'y resta qu'un court temps. Trop court ? Non : car toutes ses questions étaient routinières. Là, c'était une source étrangement chaude dans ce pays froid qui venait de la tirer de son autisme et bien moins habituel. Quelque chose qui ne manquait pas d'assouvir sa curiosité et qui ne le faisait pas hésiter à abandonner son examen du moment pour celui qui allait être.

Cette sensation était si étrange, elle resta longtemps à l'examiner.
Elle adorait augmenter chaque sensation et sentiment pour les vivre à fond. Les ressentir au plus profond d'elle était une manière de se sentir vivante. Elle vibrait littéralement de dévorer toutes nouveautés. Ce trait de caractères lui venait sans aucun doute d'un rare ami qu'elle avait connu. Un ami qui l'avait aidé à découvrir un monde qu'elle ne connaissait pas, qu'elle n'aimait pas, et qu'elle avait enfin quitté.
* Que devient-il en ce moment-même ? *
Ahhh ! Elle se serait bien perdue encore quelques temps dans ces maudites pensées redondantes si elle n'était à ce point intriguée par ce qu'elle ressentait...
Car pour une nouveauté ! S'en était une bien intéressante !

Qu'est-ce que cela pouvait être ?
Elle se sentait bien mais ce n'était pas ce qu'elle ressentait quand elle été heureuse pourtant... nan... ça lui rappelait autre chose...
* Mais qu'est-ce que c'est ?!? Pourtant j'ai déjà... Ahhh mais qu'est-ce que ça peut-être ? Je l'ai déjà ressentie mais c'était moins fort. C'était quand ? *
Sa mine intriguait ne manquait pas d'indiquer qu'elle ne comprenait strictement pas ce qui se passait...
Alors elle releva des yeux interrogateurs vers son interlocuteur aussi locace qu'elle.


* Noire... Si noire *
Elle n'avait jamais vu un tâche aussi noire de sa vie et n'avait pu retenir le frisson qui avait pris d'assaut son échine.
Comment n'avait-elle pu y faire attention avant ? Il semble que sa perception souffrait un peu de ce changement de monde. Et si toutes les couleurs qu'elle avait apprise au cours du temps, tous ses sentiments qu'elle y avait rattaché...
* Si tout s'était mélangé ? *
La panique aurait pu la gagner mais l'heure n'était plus aux enfantillages. Si elle n'avait pas trop changé en sombrant dans le coma, elle avait devant elle l'homme le plus dangereux qu'il lui soit offert d'avoir rencontré. Mais pourquoi un homme aussi foncièrement méchant l'aurait alors sauvée ?

Elle cherchait en vain la petite tâche rouge, souvent bien planquée, qui décelait un restant d'humanité. Elle ne le savait pas encore, mais l'apprendrait bien vite : ces tâches là étaient bien rares dans ce monde...


Ses cheveux rebelles rayaient jusqu'à cacher son visage de leurs barres violettes, empêchant l'observation de Vincent sur ses sentiments. Si elle s'était mordue la lèvre, il ne l'avait pas vu. Si elle avait tenté sonder l'âme de cet étrange personnage dont elle sentait la main, il ne l'avait pas su. Enfin, c'est ce qu'elle croyait, après tout, elle ne savait pas de quoi était capable cet homme. Elle même était habitée depuis toujours par son étrange vision alors qui sait ce que les autres....

Elle était sans doute encore pas tout à fait une ombre mais déjà plus une humaine. En fait, elle n'était sans doute plus du tout humaine mais ne concevait pas encore le concept d'ombre. Sans doute n'avait-elle jamais eu autant envie de parler qu'à cet instant. Encore plus envie que lorsque la peur de mourir, pour la deuxième fois, l'avait envahie. Elle avait tant de questions à assener au sinistre individu qui lui avait donné sa main :

• Où sommes-nous ?
  
• Que se passe-t-il ?
  
• Qu'est-ce que je ressens ?
  

Et surtout :

• Qui êtes-vous ?
  

Mais parler, comme vous le savez, elle ne peut pas... alors timidement et après s'être remise de toutes ses émotions et découvertes, elle décida de démarrer autrement la conversation.
Elle prit son temps pour retourner sa main sur laquelle était posée celle de Vincent. Contrairement à ce qu'elle s'attendait, elle ne sentit pas la douceur de la peau de cette tâche couleur nuit contre la sienne. Elle n'y prêta pas attention : les réponses viendraient avec le temps. Timidement, elle retourna ensuite la main de Vincent afin de mettre sa paume vers le haut et avec son pouce, elle traça trois formes :


Sa tête s'était relevée juste après. Ses cheveux avaient caressé le visage de poupée jusqu'à revenir à leur position et ils laissaient un large sourire se découvrir à la vue de tous.
Sourire qui ne manquait pas de cacher le trouble qui s'était immiscé en elle et qui ne manquerait sans doute pas de déstabiliser l'adversaire.
Puis en gardant cette même insoucience, elle s'était montré du doigt fièrement.

Cela ressemblait à un jeu. Un pari entre deux personnes qui refusaient de prononcer le moindre mot, un pari pour déterminer quel esprit céderait le premier. Lequel, poussé par la curiosité et l'isolement, accepterait de laisser une parole passer ses lèvres. Lorsqu'il posa sa main gantée sur celle de la fillette, et que celle-ci porta immédiatement son regard déficient sur ce contact imprévisible, Vincent comprit qu'il était face à quelqu'un qui ne lui parlerait pas. Même une personne rendue muette par le choc et l'indécision aurait poussé une petite exclamation pour accompagner ce regard, ou même seulement entrouvert les lèvres. La jeune inconnue n'avait rien fait de tel. Elle se contentait d'observer, le visage masqué de ses cheveux violets, et si l'ancien médecin n'avait pas été directement à son contact par le biais de sa main droite, il n'aurait pas senti le trouble de la fillette.

Vincent inclina légèrement la tête sur le côté, à présent ouvertement intrigué. D'où donc sortait cette petite poupée au visage figé, aux yeux et cheveux à la couleur improbable, presque aussi aveugle que muette? Qu'était-il arrivé à cette nouvelle Ombre, qui resterait pour l'éternité une fille de onze ou douze ans? Qui était-elle? Et surtout, qu'attendait-elle?

Tout aussi perdu dans ses pensées que l'enfant (mise à part que les réflexions de Vincent n'étaient pas tournées vers sa propre personne), il mit un certain temps à se rendre compte qu'un éclair vert passait entre deux mèches mauves. Ses iris d'encre croisèrent ceux de la fillette, et l'ancien anesthésiste sentit avec une sourde satisfaction un frisson parcourir les doigts qu'il enserrait à travers le cuir. L'inquisiteur regard vert s'abaissa à nouveau, et Vincent laissa son sourire goguenard s'accentuer: ainsi, elle croyait pouvoir se jouer de lui? Elle croyait pouvoir observer à loisir son âme à travers les fenêtres qu'étaient ses yeux, et ce sans même qu'il s'en aperçut? Il était désolé de la décevoir, mais ce genre d'arnaque ne fonctionnait pas avec lui: il était Ombre depuis bien trop longtemps pour se laisser abuser par une petite fille.

Car elle était douée, c'était indiscutable. Jamais un humain n'aurait décelé son examen, jamais un humain n'aurait compris qu'il lui fallait se méfier de cette poupée égarée. Jamais un humain n'aurait réalisé quelle âme inquisitrice se dissimulait derrière ces traits effacés. Oui, cette gamine était douée, et Vincent n'était pas peu flatté de trouver chez cette énigmatique inconnue un écho de ce qu'il était lui-même.

C'est pourquoi il fut passablement surpris lorsque la fillette retourna la main pour attraper son poignet. Un éclair passa dans le regard de l'Ombre et sa main gauche, sans gant, faillit aller saisir les doigts trop effrontés, mais il parvint à se retenir: ce n'était pas parce que cette "attaque" frontale le prenait au dépourvu qu'il lui fallait le montrer. Alors il attendit, tandis que la fille retournait sa main pour aller caresser sa paume de la pulpe du pouce. Imperceptiblement, Vincent se crispa: il n'aimait pas qu'on le touche. Du moins, pas sans qu'il l'ait décidé. Et en plus, la petite inconnue appuyait de manière très désagréable sur sa main brûlée. Ce fut sans doute pour ça qu'il ne comprit que trop tard que l'enfant dessinait quelque chose de précis sur le cuir noir.

Incrédule et un tantinet destabilisé, il ramena son regard vers le visage aux grands yeux verts, et l'éclatant sourire qu'il y rencontra raviva son propre rictus. Un rictus à la saveur menaçante. Elle se frappa sentencieusement la poitrine, histoire de bien lui montrer qu'il avait manqué les présentations.

*Alors petite fille, tu veux jouer, c'est ça?...*

Il fit alors quelque chose qu'il n'avait jamais fait auparavant: il essaya de retrouver les sensations qui avaient parcouru sa paume l'instant d'avant, la douleur lancinante de ce pouce qui imprimait des signes sur sa peau brûlée. Il fouilla dans les souvenirs de son propre corps, comme il fouillait dans ceux de ses victimes. Et après quelques secondes de flottement, il trouva ce qu'il cherchait. Pour sa plus grande stupeur, ce ne fut pas une sensation physique qui s'imposa à lui, mais un sentiment. Un sentiment que son esprit traduisit, et Vincent parvint à lire ce que la fillette avait voulu lui montrer, non pas en examinant le mot qu'elle avait tracé, mais en retrouvant ce qu'elle avait pensé à cet instant. Uni. Uneksia.

*Je m'appelle Uni. C'est moi.*

Le lien avait beau être flou, il était là. Une ombre passa sur les prunelles du fantôme: depuis quand savait-il faire une chose pareille? Percevoir les émotions, ce n'est pas entendre les pensées. A quel moment était-il devenu assez sensible pour associer des mots et des images à des flux énergétiques? Pensivement, il ramena à lui sa main brûlée et fit jouer ses doigts sous le gant. Il avait bien peur de connaître la réponse à sa propre question. Et cela ne lui plaisait pas que la vallée joue avec lui de la sorte, comme un scientifique décérébré fait mu-muse avec un cobaye. Elle lui avait pris la parole, mais lui avait-elle donné quelque chose en échange?...

Toujours aussi lentement et précautionneusement, Vincent tendit à nouveau la main vers celle qui s'appelait donc Uni. Mais cette fois-ci, ce fut la gauche, celle qui ne portait pas de gant, qui se posa sur la menotte de la fillette. Il ancra son regard dans le vert qui lui faisait face, et tout en s'efforçant de paraître plus sûr de lui qu'il ne l'était, il essaya de vérifier qu'il pouvait également jouer les émettreurs. Sans desceler les lèvres, il murmura:

*Je m'appelle Vincent. Et je crois que tu me sous-estimes un peu, Uneksia.*

Il mit quelques instants avant de réagir à sa présentation mais sa réponse fut toute étonnante pour Uni'.

Elle avait sourit franchement après avoir été un peu, énormément, apeurée.
Elle avait de quoi l'être, son instinct le lui sifflait.
Mais si son instinct de survie lui criait de prendre les jambes à son cou pour fuir, que sans doute les monstres seraient moins dangereux car on pouvait à peu prés prévoir leur fonctionnement à l'inverse de cette tâche noire comme la fin du monde ; son intuition ou surement plus sa curiosité lui dictait de rester dans cette scène étrange qu'elle faisait dérouler.
Une scène que pour rien au monde elle aurait voulu jouer différemment.

Jouer était le mot.
Le jeu qui se déroulait était macabre, imprévisible, et dangereux. Et il serait sans aucun doute lugubre, étonnant, et cruel pour Uneksia dans le futur. Elle s'en doutait mais jamais la peur ne lui aurait fait changer les règles de ce funeste jeu. Parce que ce jeu là n'avait pas de but et qu'on n'y connaissait pas la fin, il avait cette saveur irrésistible à laquelle ne pouvait échapper la petite brebis aux allures de loup.


* Pourquoi les jeunes filles font-elles confiance aux loups dans le conte ?
Parce que le loup est bien plus attirant que la vieille grand-mère! *

Cette pensée qui lui revenait assez souvent en esprit ne s'était pas privée pour faire son grand retour à cet instant. Elle aurait éclatée d'un rire franc et enfantin si elle en avait eu le temps, mais les choses se passaient bien vite et elle sentait justement une chose bien étrange...


Elle n'avait pas pris garde, comme toujours lorsqu'elle se perd en pensée, que Mr Black, comme elle l'avait surnommé, avait été agité et qu'il avait changé le positionnement de ses mains. Et cette fois, la main qui se posait autour de la sienne, et lui faisait penser indéniablement à des serres d'aigles autour d'un rat appétissant, n'était pas masquée comme l'autre. Elle sentait directement le contact de cette main et elle eut l'impression que cela aurait pu la brûler si une étrange sensation n'avait pas pris la place de ce sentiment.

Une voix grave et inaudible passa en son esprit.
Elle n'aurait pu entendre de nouveaux grâce à des souvenirs inexistants cette phrase car la voix avait semblé être imperceptible et pourtant, elle pouvait se souvenir du sens lourd de chaque mot :
*Je m'appelle Vincent. Et je crois que tu me sous-estimes un peu, Uneksia.*
Elle se souvenait bien sur très bien que jamais elle n'avait pu donner ce nom. Personne ne l'avait plus appelée ainsi depuis sa fugue de l'hôpital. D'ailleurs, elle l'avait peut-être oublié elle-même... Ce nom prononcé la ramenait loin en arrière. L'image de sa mère s'était dessinée rapidement pour ne laisser plus qu'un sentiment de réconfort.
Grâce à ce souvenir doux, elle n'avait pas tremblé à la menace muette de ce Vincent. Pourtant je vous jure qu'il y avait de quoi pour une petite fille de treize ans et qu'elle l'aurait fait si elle n'était pas si tête en l'air !

A la place de cette peur oubliée, un sourire franc et radieux balayait la moindre peur de son visage. L'homme qui lui avait dit cette phrase était merveilleux. Il était vraiment angoissant, certes, mais il était fabuleux ! Sa prestance était gargantuesque, son assurance incroyable, et cette âme si noire tout à fait hypnotisante.

C'était trop tard pour elle et pour lui : elle l'admirait !
C'était trop tard pour elle et pour lui : elle en faisait son exemple.
C'était trop tard pour elle et pour lui : elle... c'est un secret...


Elle n'enleva pas sa main de la sienne malgré la promiscuité dangereuse que ce contact signifiait car elle voulait savoir si dans ce monde qu'elle ne connaissait absolument pas, tout le monde parlait par télépathie.
* Pourquoi pas après tout ? *
Ou bien si c'était Mr Black, elle préférait ce surnom choisit par ses soins qu'un prénom trop commun, qui avait des pouvoirs qu'elle aurait définit de "Trop fort !"

Au moment où elle voulu tenter de lui faire passer quelque chose, elle se demanda ce qu'elle pourrait dire à un homme... comme lui. Et avec quelle tournure le dire. Et comment lui dire ?
* D'ailleurs si je dois lui dire par la pensée, alors peut-être est-il apte à lire toutes mes pensées en ce moment même ! *
Sa réaction à cette pensée ne fut pas très originale : elle tenta désespérément de ne pas penser ! Peine perdue !

Finalement elle ne savait pas quoi dire et tout ce qu'elle pu alors essayer de transmettre avec toute sa stupidité fut un "Enchantée de cette rencontre" ...

Personne n'aurait pu comprendre ce qui se passait réellement dans cette salle des soins.

Les murs sales étaient silencieux, il ne se faisait entendre qu'une tranquille respiration d'un malade endormi. Les rats, s'il était possible qu'il y en ait eu, n'auraient jamais osés sortir. Il régnait dans la pièce une tension palpable mais un air apaisant s'opposer à elle de toute tranquillité. Il semblait finalement que les deux aient trouvé un point d'entente et cohabitent désormais ensemble. Les écharpes d'humeur s'entremêlaient même parfois en tourbillon invisible.

La pièce semblait paisible.
L'air était lourd.
Tout était silencieux.

Deux personnes se tenaient chacune sur le bord d'un lit, face à face. Cela faisaient plusieurs minutes qu'aucune des deux ne parlaient alors comment expliquer leurs changements d'humeurs respectifs ? Ils se tenaient par la main, même si l'on pouvait voir que c'était l'homme qui tenait la main de la petite fille, l'on pouvait sentir que si ça n'avait pas été ainsi, sans aucun doute la petite fille aurait-elle tenu la main de l'homme.

La scène aurait pu être terriblement émouvante et déchirante si les deux protagonistes n'auraient pas été des ombres dont l'une était trop bien connue pour être leur chef. Et à ce titre, il était bien loin du doux agneau que son minois présent aurait pu laisser croire. En effet, il semblait que ces traits se soient adoucis mais son âme restait des plus noires et la fille le regardait fixement, une lueur étrange dans ses iris couleur pomme.


La voix grave et inaudible résonnait dans son esprit en une litanie ardemment glaciale.
*Tu es une Ombre, Uni. Cela signifie que tu es morte, tout comme moi. Tout comme l'ensemble des habitants de ce manoir.*
Elle ne pu qu'agrandir son sourire lorsqu'elle comprit ce qu'il lui disait.
Elle avait cru aussi que cette fois, elle avait entendue sa voix... mais elle n'en était pas sur !
*Sais-tu où tu te trouves? Ou ne comprends-tu rien à ce que je te raconte?*
Elle aurait pu d'abord croire qu'il voulait l'effrayer encore un peu plus que ce qu'elle n'était déjà, bien que ce sentiment était en passe de se dissiper, si cette dernière phrase n'avait pas été douce et signe irrévocable qu'il semblait bien s'inquiéter un minimum de ce qu'elle ressentait.

Elle n'arrivait pas à ce concentrer sur ces questions, une chose la chagrinait... Elle ne savait pas s'il avait entendu ce qu'elle avait tenté de lui dire ! Elle était frustrée et aurait bien aimé enfoncer ses ongles dans cette tâche noire et insolente.

Pourquoi donc la colère la gagner ainsi ?

*...tu es morte...*
Ces petits mots repassèrent rapidement dans un écho de sa tête.
*...tu es morte...*
Son sourire enfantin se changea en quelque chose d'absolument terrifiant.
Un rictus sadiquement énigmatique dessinait un visage irréel.
Le visage poupon laissait passer à travers ses mèches à la couleur stupéfiante, deux ronds verts et pétillants, vides et pourtant pleins de malices. Les deux joues roses se rejoignaient grâce à deux lèvres parfaitement lisses et tendues en un sourire... un sourire empreint de temps de cynisme qu'aucun enfant au monde n'aurait jamais pu l'afficher ! Alors le voir ainsi sur ce visage de poupée était tout simplement terrifiant.


Uneksia resta comme ça, elle était étrangement sûre d'elle et elle ignorait elle-même d'où lui venait cette soudaine force et confiance. Une voix glissaient le long de son ombre :
" Il t'entend. Il te sent. Il te comprend. Il te sait. Il t'entend. Il te sent…"
La ritournelle enivrait les sens d'Uni'.
* Je suis donc bien morte. *
Un bonheur sans retenue fusait dans tout son être.
* Il y a d'autres personnes que lui et moi dans ce manoir. *
Mais son bonheur côtoyait une pointe de jalousie frustrée.

Non c'est sur, elle était loin de tout comprendre, et même loin de comprendre la base des choses. Pourtant elle était gourmande de tout apprendre. Tout ce qu'elle savait c'est qu'elle était bel et bien morte !
Elle voulait tout savoir !

Sur elle. Sur ce monde. Sur ce qu'elle était. Sur lui.

Elle savait qu' il la comprenait d'une manière ou d'une autre alors avec toute l'envie du monde et la précipitation de l'enfance, elle lança son interrogation comme une bouteille à la mer :

* "Qu'est-ce qu'une Ombre ?" *

* Un monstre. *

Uni' avait appris à cacher ses sentiments mais elle se doutait bien que Vincent les décèlerait alors elle décida de ne pas les cacher. Du moins psychologiquement car son attitude n'avait pas bougé d'un sourire. Mais dans son esprit des idées contradictoires se bousculaient. Les monstres était logiquement ces êtres qui terrifient les enfants et elle était une enfant.
* Un paradoxe amusant... * pensa-t-elle avec sa mine de malice. Ca ne la changerait pas beaucoup, même sans les voir, elle savait que les gens la regardaient comme tel, comme un être dérangeant, comme un monstre.
Désormais elle en était véritablement un et cela lui plaisait.

Cela lui plaisait surtout car elle se sentait plus puissante que jamais elle l'avait pu l'être. Elle ne voyait pas de réels changements mais elle sentait les choses différemment puis... puis tout de même, elle pressentait d'une manière assez incroyable, même de façon si minime, les... En fait, elle ne savait comment le dire mais il y avait une chose différente par rapport à son vivant ! Savait-elle seulement la nommer ?

Des images se bousculèrent d'un seul coup dans son esprit d'abord rapidement avec une sorte de bande son passé à l'accéléré. Un panaché de couleur accompagné d'une complainte à Satan. Uneksia failli lâcher cette main qui voulait sans doute lui exploser la cervelle ou pour la rendre folle. Tant d'images et ce son strident qui lui donnait mal à la tête.

Elle aurait pu choisir cette solution : la fuite.
Il n'en était pas question ! Ca faisait mal mais sa curiosité prenait souvent le dessus de tout. Elle fit un effort surhumain - mais en même temps c'est un monstre non ? - pour se concentrer et image par image.
Le rythme ralentit.
Bientôt elle réussit à stopper une image : une vallée blanche. Une grande vallée recouverte de neige. Une voie grave et sèche, qui la fascinait étrangement, expliquait en quelques mots qu'il s'agissait d'un paysage d'Hollow Dream. En vînt une autre, un manoir effrayant et... délabré. Puis celle de créatures hideuses.
* Vais-je finir par ressembler à ça ? *
Son inquiétude ne dura pas longtemps car la voix expliquait qu'il s'agissait de 'chimères' ce qui devaient sans aucun doute être différent des ombres. Heureusement car elle n'aurait tout de même pas voulu ressembler à cet amas de chair recouvert d'une peau immonde.
Elle pouvait à présent voir une jeune femme très blanche avec des cheveux si blonds qu'ils en étaient pratiquement blancs. Elle n'eu pas même le temps de se rappeler de la couleur de ces yeux, l'image avait filée. Uni' n'avait pas du rester assez concentrée et elle se maudit car elle aurait bien voulu voir à quoi ressemblait les autres ombres.
* D'ailleurs... A quoi ressemble Vincent ? *
Elle avait laissé cette pensée partir dans l'autre sens des images comme une question jetée contre la frustration de l'image envolée.

Ca faisait des années qu'elle n’avait pu voir des vraies images, de vraies couleurs. Elle ne les avait pas oublié et se rattachait parfois aux images qu'elle avait de son petite enfance mais elle se rendit compte que les couleurs s'étaient délavées au fil du temps, que certaine avait été modifiées même. Et en même temps que le flux d'informations que lui envoyait Vincent, un autre panorama s'installa en parallèle.

Tous ses souvenirs revenaient, colorés comme les premières fois, vivants comme elle les avait vécus. Le rouge pourpre, la dernière couleur qu'elle avait vu avant de perdre la vue, lui n'avait visiblement jamais changé. Mais sa famille d'accueil avait repris de belles couleurs. L'homme qui avait voulu être son père en la couvrant d'une tendresse qui faisait peur à la petite fille avait des yeux plus vert que jamais. Une image chaude de la mère qui lui offrait des vêtements avec lesquels elle ressemblait à une poupée en porcelaine. Uni' ne le savait pas, mais c'était ces mêmes vêtements qu'elle avait choisit de revêtir en devenant une ombre !
Puis elle revit l'orphelinat et tous ses 'copains', du moins ceux qui avaient essayé de l'être. Elle n'avait jamais été sociale et sa meilleure amie restait la mort. Morbide âme dans un corps d'enfant.

Et puis... cette jeune femme blonde dont les cheveux touchaient parfois au roux quand le soleil descendait sur la route. Un visage d'ange, un sourire délicat, une douceur peu humaine. Si Uni' était désormais une ombre, elle était persuadée que sa maman devait être un ange. Un flot de mélancolie s'empara d'elle et elle ne savait pas alors qu'il ne la quitterait plus. Il allait cohabiter avec elle pendant toute son existence d'ombre.

Elle se rappela soudain que Vincent était là.
* A-t-il tout vu ? *
Elle se sentait bête, ses choses là n'appartenaient qu'à elle mais il ne faisait pas de doute que désormais cet être dangereux et inconnu les partageait. Elle voulait que ce soit un échange. En réalité, elle voulait quelque chose à lui autant par affection que par cruauté. Elle avait commencé à comprendre, sans savoir le pourquoi du comment, que l'aspect mental chez les ombres était très important. Alors elle reprit le cours du cours sur Hollow Dream que lui offrait Vincent, et à un moment qui lui semblait opportun, elle s'était concentrée sur les cheveux blancs aux reflets d'or et sur la peau de perle qu'elle avait entrevue, dans l'espoir de chipper ce souvenir à Vincent.

*Tromper ton monde te sera très très utile, ici. Mais sois prévenue: je n'aime pas qu'on joue à cela avec moi.*

Un frisson se glissa la long du bras d'Uni' pour parcourir avec sadisme sa colonne vertèbrale. Elle était persuadée désormais qu'elle n'avait pas manqué de concentration mais que Vincent lui avait bien cachée cette image. Mais l'avertissement que lui avait envoyé Vincent était clair, net, et précis.
* Pas touche minouche, j'ai compris ! *

La voix grave et puissante de Vincent lui avait fait peur, c'est sur, mais elle aimait cette voix qui imposait le respect. Un respect par la crainte certes, mais un respect dont elle ne devait pas être la seule à faire part à cet homme à l'aisance autoritaire.
Elle était heureuse de l'avoir rencontrée, vraiment. Mais comme tout enfant : elle en voulait toujours plus et elle le lui fit savoir.

Elle voulait avoir rien qu'une image même partielle de lui, puis elle voulait visiter ce manoir. Elle voulait voir par les yeux de Vincent tout ce que le monde lui avait caché. Gouter à la cruauté et trouvait les réponses aux questions qu'elle se posait encore.

Redécouvrir la vie dans sa mort.

Un frisson.
Un frisson dérangeant.
Un frisson impossible à contrôler.
Un frisson dont chaque parcelle de peau augmenter encore la puissance pour le rendre intolérable, insupportable, insurmontable.

Cette fois Uni' ne put se retenir de sursauter et elle s'en voulait d'offrir cette vulnérabilité aux délices de Vincent. Si au départ, elle aurait voulu le considérer comme un ami, elle savait bien maintenant que ce n'était pas sa la relation souhaitable. Non, c'était un rivale.
Un merveilleux rivale.

Dés le moment où cette évidence lui était apparue, elle avait su qu'il ne fallait faire aucun mauvais pas, aucune fausse note. Ne surtout pas lui montrer la moindre de ces faiblesses. Il en savait déjà trop tant il la fascinait et tant elle l'admirait.
Elle le savait.

Mais cette phrase...
Il avait prononcé ses mots sur un ton inhumain, elle avait eu l'impression d'un vampire sur le point de planter ses crocs dans une chair fraiche, vivante, et vibrante au-dessus d'un trésor au liquide pourpre. Des mots profonds qui auraient pu la faire frissonner en effet. Mais ce n'était pas à ce moment qu'elle avait montrer sa terrible sensibilité. Non...
C'était à l'évocation des profondeurs de son âme.

Le vide dont il avait parlé avait été laissé sur le côté de la curiosité dévorante qui habitait la petite fille morte depuis le début de la conversation. Ce vide, là, elle l'avait cherché, elle s'était attardé dessus.
Il s'était emparé d'elle.


Une évidence.
Une évidence dérangeante.
Une évidence impossible à retenir.
Une évidence telle qu'il naissait en Uni' l'envie fascinante de développer encore et encore cette sensation si étrangère, si attirante.

Alors elle frissonna au paroxysme de ce sentiment qui désormais était l'essence de tout son être. Et elle se mordit les lèvres pour cette faute moins que par le besoin de combler ce vide.

* Apprends-moi *

Les mots s'envolèrent par une lourde légereté, entre l'ordre et le désir.
Elle voulait savoir. Elle avait besoin de savoir. Elle devait savoir.
Elle se leva instinctivement.
Son destin éternel ne pouvait se trouver dans cette pièce, elle allait donc sortir et découvrir la vraie vie en compagnie des plus honnorables.

[Pardon pour ce honteux retard: je ne savais pas trop où t'emmener... ^^"]


Lèvres figées en un sourire mi-figue mi-raisin, Vincent se leva à son tour, sans lâcher la main d'Uni. Il se tint un instant debout, face à elle, en une sinistre analogie paternelle, qui tirait en même temps vers un amant aussi flatteur que fourbe. Parce que cette précocité qui habitait la jeune fille se retrouvait d'une certaine manière derrière les traits marmoréens du chef des Ombres, derrière ce visage trop jeune pour acceuillir un ressentiment aussi viscéral que celui de Vincent. Il resta là, les yeux plongés dans les iris verts de sa rivale/protégée/ennemie, en une muette tentative d'y lire l'avenir - leur avenir. L'espace d'une seconde, l'Ombre se sentit au bord d'un gouffre, tout près de prendre une décision qui pouvait causer sa perte s'il la gérait mal. Qui pouvait être source de la plus exceptionnelle exaltation s'il se débrouillait bien.

Vincent sourit. Un sourire de prédateur qui a senti le sang.

*Très bien, petite belette: viens donc me montrer comment tu te sers de tes crocs.*

Sa main se resserra autour de celle d'Uni, et il enroula son avant-bras autour du poignet juvénile, plus proche que jamais du dangereux courtisan qui offre son bras à une jeune héritière manipulatrice. Sans hésiter, il guida la jeune aveugle vers la porte, en prenant bien garde de ne pas réveiller l'Ombre toujours assoupie: pour l'instant, il voulait garder pour lui l'image de leur insolite et lugubre couple. Le loup et la belette. Nouvelle fable?





[ la Forêt des Bois de l'Est]